Expédition sur la rivière Broadback
Rencontrés dans un club de canot-camping dans les années 70, mes amis et moi avons sillonné de petites et grandes rivières un peu partout au Québec. Notre amitié s’est soudée au fil du courant. Des familles se sont développées et les expéditions ont continué en s’adaptant aux enfants. Maintenant à la mi-cinquantaine, nous abordons la rivière Broadback avec la même passion qu’à nos vingt ans, mais avec la richesse de l’expérience acquise. Pour trois d’entre nous, c’est un retour en terrain connu puisque, en 1980, nous avions parcouru cette rivière sur une distance de 526 km, en ayant comme point de départ le lac Albanel, puis l’immense lac Mistassini, avant d’aller rejoindre la Broadback. Trente ans plus tard, nous partons du lac Frotet, à 120 km au nord de Chibougamau. Voici quelques extraits de notre journal de bord.
18 juillet 2011
Au quotidien
Au petit matin, cinq canots glissent silencieusement sur l’eau. C’est le début d’un périple de 25 jours sur la rivière Broadback. Assise, les jambes repliées sous le banc avant, je retrouve avec aisance mon coup d’aviron. Une dizaine de mètres à l’avant, Michèle et Sylvain donnent le rythme de croisière, en alternance avec Liliane et Richard. Les serre-files, Raymond et Pauline, assurent ainsi la sécurité de notre petit groupe. La matinée s’annonce paisible. Le vent sera-t-il notre allié? Raymond se monte une voile, malgré les sceptiques. Dans plusieurs canots, des cannes à pêche n’attendent que l’occasion propice d’être lancées. Un court portage, une chute… Les canots se répartissent rapidement dans des arrêts où l’eau est profonde et oxygénée. Une cuillère Toronto Wobbler et ça mord! D’abord, quelques dorés puis Jean, aidé par Suzanne, attrape un brochet qu’on croit énorme. Nous n’avions pas encore croisé ses grands frères de la chute Carcajou, des bêtes de 97 cm et plus! On affiche complet pour le souper! Le poisson est inscrit à notre menu un soir sur deux. Notre kilométrage moyen quotidien en souffre un peu : 18 km au lieu des 25 km habituels. En fin d’après-midi, nous repérons une longue plage étroite où nos tentes s’érigent. Les tâches collectives d’abord : ramassage de bois sec, montage de l’aire de feu, installation d’un canot à l’envers, servant de comptoir de préparation aux repas. L’ingénieux Raymond y fixe même sa nappe à carreaux, adaptée à la forme du canot. Les responsables du souper s’installent au feu pendant que notre experte pêcheuse, Michèle, explique l’art de faire de beaux filets aux pêcheurs de la journée, car « Qui attrape le poisson l’arrange! » Deux heures après notre arrivée sur le site, nous nous assoyons enfin sur de petites chaises pliantes. Quel bonheur pour notre dos! Le repas comble notre appétit : crème de légumes, poisson farci et riz, carrés aux dattes. En soirée, un pain au cheddar cuit lentement au bain-marie et sera prêt à déguster le lendemain matin.
28 juillet 2011
Rapides, lutte extrême et orage
Déjà presque deux cents kilomètres de parcourus en cette douzième journée d’expédition. À la fin de la matinée, nous allons voir de quoi à l’air notre prochain défi : un rapide de classe RIII. Après l’avoir analysé, la voie du centre gauche est choisie. Tout le monde observe attentivement Michèle et Sylvain y passer avec aisance. Pour la énième fois, je revois les repères et la succession des manœuvres avec mon coéquipier : d’abord, coller la rive près de l’arbre tombé puis, se tasser plus au centre, enfiler à gauche du rocher triangulaire (pas le petit, le gros), un stop-courant possible un peu plus loin, ne pas oublier la gîte… Liliane gambade sur la rive, à la recherche de la meilleure position pour filmer la descente. Elle lève son aviron : feu vert. C’est à notre tour. Le grondement du rapide est intense, mon cœur bat la chamade. Mais qu’est-ce que je fais ici? J’essaie de repérer la voie d’approche. Les rochers me semblent tous triangulaires et je ne vois aucun arbre tombé. Gilbert, à l’arrière, se charge de la stabilité du canot et m’assure que tout va bien aller. Soudain, j’aperçois Sylvain qui nous indique la voie. Quelques coups d’aviron, appel suivi d’un débordé… Ça y est! C’est réussi pour toutes les équipes. Habitée par la fierté, je souris enfin à mes amis dont le regard brille de joie et de satisfaction. La journée se termine par un court portage pour éviter un RV où nous hissons à plusieurs les canots sur des rochers pour les mener à bon port au pied du rapide.
Le campement se monte au sommet d’une falaise; nous avons la tête dans les bleuets, mais le dos couché sur la roche. Tout en bas, Richard et Michèle pêchent. Un brochet immense effleure la surface! Ça y est, Michèle le ferre, mais la puisette est introuvable. Nous observons la scène, curieux de la suite des événements. Au moment où le brochet semble vouloir retourner à l’eau, Richard, n’écoutant que son courage et, d’un élan désespéré à l’idée de voir disparaître le souper, se précipite à bras-le-corps sur la prise et l’immobilise à mains nues, faisant fi des dents du poisson de 70 cm. Une salve d’applaudissements salue cette lutte inusitée! Au beau milieu de la nuit, un orage, accompagné de vents violents, oblige Pierre à déménager sa tente et tout son matériel. Nous le repérons, au petit matin, installé dans le fond d’une vallée, enchevêtré dans des buissons d’aulnes et de bleuets.
2 au 4 août 2011
Traversée du lac EvansNous entamons la traversée du lac Evans lequel possède une forme irrégulière, creusée de profondes baies. Nous devons contourner une longue pointe étroite sur 10 kilomètres. Certains groupes de canoteurs optent de couper au plus court, en portageant bagages et canots, dans la partie étroite de cette presqu’île pour faire deux kilomètres de portage, principalement en terrain marécageux. Pas pour nous! Nous choisissons la voie sur l’eau, comme en 1980. Le vent sera d’ailleurs notre allié, nous permettant d’aller bon train. La chaleur intense en après-midi provoque des baignades fréquentes et même la toile-abri du campement est nécessaire pour nous protéger du soleil. À la sortie du lac, la rivière reprend son lit et les canots se faufilent dans un entrelacement d’îlots. Le paysage se transforme complètement : deux ours sont aperçus puis c’est au tour d’un orignal de se montrer le museau. La nuit venue, le hurlement d’un loup fait frissonner Suzanne alors que tous les autres dorment.
7 et 8 août
Cordelles, portages et rencontres
La journée démarre par une cordelle à un RIV. Pour moi, une cordelle n’est jamais facile! Cet art consiste à faire descendre le canot dans une section de rapides, sans être dans le canot. Les canoteurs tiennent les cordes d’extrémité de quinze mètres dans leurs mains et avancent le long de la rive, tout en guidant le canot entre les obstacles en donnant de la tension à la corde au bon moment, selon la force et l’angle du courant. Se tenir debout sur les roches limoneuses est déjà un exploit pour moi. Alors, marcher d’un bon pas, tenir la corde (avec la tension voulue) d’une main, engager la pointe du canot dans le passage ciblé, me relever parce que j’ai glissé, repositionner le canot dévié (à cause du coup de corde donné en tombant…), sauter sur le prochain rocher, me relever et jeter un coup d’œil pour vérifier si le canot me suit toujours et qu’il n’a pas été pulvérisé en se drossant sur un rocher, tient plus de l’épreuve que du défi! Un peu plus bas, Sylvain et Michèle viennent à ma rescousse. Richard et Liliane m’encouragent. Ce qui me reste d’orgueil se noie dans une dernière chute. Pour rajouter à la fatigue générale, un portage du type « parcours du combattant » se présente. Michèle passe à l’avant pour le baliser. C’est du sérieux! Nul ne veut errer, un canot sur le dos, parmi un dédale d’arbres tombés, à la recherche d’un sentier éventuel. Cela n’empêche pas Pierre de s’enfoncer et de disparaître dans une anfractuosité de rochers : Gilbert l’aide à remonter à la surface. J’aperçois le canot de Richard, coincé entre deux épinettes. Richard est sans doute dessous; Liliane accourt. Le portage se termine en glissant les canots sur la mousse et le lichen. Autre cordelle pour un nouveau RII-RIV. Long soupir… En cinq heures, nous avons à peine parcouru cinq kilomètres. En fin d’après-midi, nous prenons quand même le temps de jaser avec le groupe de canoteurs du camp Quatre-Saisons, installé sur une île, récupérant des efforts de la veille. Nous les avions aperçus de notre camping, au large du lac Giffard, le nez au milieu des vagues. Ça potine ferme avec Liliane; celle-ci conclut l’échange par un « Ah, quelle belle jeunesse! »
Nous les rattrapons, le lendemain, à un long RIII-RIV. Après les avoir observés, nous les imitons et utilisons la « chicken road », en serrant la rive droite de près. À la sortie du lac Giffard, nous filons entre des berges escarpées, avec des pointes de 16,8 km/heure, enregistrées au GPS. Des eskers se devinent au loin, entre les buttes. De son œil de lynx, Richard est le premier à repérer des balbuzards en vol ou encore, la nichée de canards, camouflés près du rivage.
Au terme de notre périple de 391 km sur la rivière Broadback, nous avons monté la toile-abri en des temps records sous la menace d’orages imminents, approché des orignaux, surpris des aigles pêcheurs plongeant dans des rapides. Nous avons savouré, coude à coude, le café préparé par nos amis et surtout partagé notre bonheur d’être ensemble, au bout du monde, pendant vingt-cinq jours! Qu’importe notre cinquantaine, aujourd’hui, notre cœur a toujours vingt ans!
Données techniques — Située au nord du cinquantième parallèle, tout comme la rivière Rupert, la rivière Broadback prend naissance dans le bassin du lac Mistassini et coule d’est en ouest pour se jeter dans la baie James. Son débit moyen est de 350 m³ par seconde. — Notre départ s’est fait du lac Frotet, à 120 km au nord de Chibougamau par la route du Nord. La sortie se fera au kilomètre 232, à la route de la Baie-James. — La partie du transport par route, de Chibougamau au lac de départ, le lac Frotet, ainsi que le retour à Chibougamau, a été effectuée avec la compagnie Escapade Boréale (418 770-8351• escapadeboreale.com). — Notre formation et l’expérience accumulée depuis trente ans nous permettent de faire ce type d’expéditions, sans avoir besoin de guides-accompagnateurs. |
Ma plus belle expédition de canot à vie. Nous conservons au fond de nous des images de moments magiques que seuls la grande nature et la satisfaction de soi permettent d'atteindre.
Bernard Chartier, Saint-Hyacinthe
Je vous invite à signer notre pétition pour préserver cet espace naturel riche d'une biodiversité exceptionnelle.
En français : http://bit.ly/OEx1yK
En anglais : http://bit.ly/P3v7Bz
Pour plus d'information sur le travail de la SNAP dans cette région : http://snapqc.org/campaigns/broadback-et-lac-evans
Merci pour ce récit!
Marie-Eve Allaire