Costa Rica : Après la pluie, le bon temps
Pour souligner le lancement de Tracés de voyage – 20 ans d’allers-détours, le nouveau livre immersif de l’écrivain et conférencier Ugo Monticone, Espaces vous en présente trois extraits en autant de jours. Tous intègrent une expérience de réalité augmentée qu’on peut déclencher grâce à l’image qui figure tout en bas du présent texte. Pour terminer cette série de récits en rafale, nous vous emmenons au Costa Rica.
Il pleut encore. C’est la merdique réalité. Espérer que ça s’arrête devient futile. Depuis quatre jours et quatre nuits, il pleut presque vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Mes souliers n’arrivent plus à sécher. Et quand je pense que ça se calme, quelques minutes après, ça empire. Je ne peux plus attendre, il faut laisser aller. Tout mon plan tombe à l’eau. Je dois accepter qu’au lieu du volcan conique des cartes postales, je ne verrai que le brouillard dans une pluie froide torrentielle.
Le fait d’être entouré de forêt pluviale n’est pas étranger à la situation.
Modification de tous mes plans, je déclare que ceci sera ma dernière journée dans la rainforest. Et je suis chanceux, il ne fait que mouillasser. Il faut en profiter une fois pour toutes avant de décamper. J’ai planifié tout ce détour pour venir admirer le volcan Arenal et ses sentiers dans la jungle qui font la réputation de ce coin perdu du Costa Rica. Mais le volcan n’est pas visible, et les sentiers sont trop boueux, impraticables. La dernière option d’activité possible devient la source d’eau thermale. Je suis tanné d’être mouillé, certes, mais avec cette météo, se retrouver dans l’eau chaude se prendrait bien.
L’autobus local me laisse devant un hôtel chic en pleine jungle. La rivière thermale qui sort des entrailles du volcan est canalisée dans une grande piscine entourée de chaises longues. trente-cinq dollars américains l’entrée.
Si le Costa Rica s’en sort bien, c’est, entre autres, qu’il a dit oui oui d’emblée aux U.S.A. Pas de guerre civile ou de dictature imposée, venez prendre nos ressources, en échange, on veut la stabilité. Et avec la stabilité vient le tourisme. Trente-cinq dollars l’entrée pour voir la nature civilisée. Non merci pour moi.
De l’autre côté de la route, à travers des détritus, un sentier boueux descend dans la jungle. Quelques sandales abandonnées témoignent du niveau de difficulté glissant puissance mille. C’est la pente qui détermine, plus que moi, ma destination. Je dois agripper les arbres au passage pour me freiner.
Un tunnel empli de vapeur traverse sous la route. Devant moi s’ouvre la rivière qui zigzague entre les arbres. L’eau thermale non canalisée. Elle est bien chaude, c’est parfait. J’avance, l’eau à présent aux cuisses. Le courant me force à m’y reprendre par deux fois pour avancer d’un pas. Je remarque un creux derrière une roche, parfait pour s’asseoir dans la rivière. Aussitôt que je suis installé, dos au courant, les remous me massent les épaules. Je commence enfin à relaxer, bien au chaud dans l’eau volcanique. Spa naturel.
La mouillasse, qui maintenait mon taux d’humidité à cent pour cent même hors de l’eau, se transforme maintenant en un épais rideau de pluie. Je me couche de tout mon long dans la rivière, seul mon visage se fait fouetter. « Fuck you! » Je lève vigoureusement mon majeur vers le ciel, les yeux plissés entre les lourdes gouttes.
J’ai perdu des jours à attendre une éclaircie, des jours qui représentent autant de destinations sacrifiées. J’emmerde la pluie. Je suis finalement libéré de son emprise. Bien enfoui sous les flots thermaux, je suis déjà complètement mouillé, le déluge ne me touche plus. Je lui lance un autre blasphème bien senti.
Peut-être celui-là était-il de trop… Comme si la pluie m’avait entendu, elle augmente dramatiquement d’intensité. Je pense que je l’ai fâchée. Le bruit est maintenant assourdissant, la visibilité quasi nulle. Les gouttes martèlent la rivière avec puissance. Je me croirais dans une émission de catastrophe naturelle en version 5D. La force brute de l’eau me remplit d’énergie, je crie.
Puis, je crie de nouveau, cette fois-ci de douleur. Une branche m’a heurté. L’intensité du courant a vigoureusement augmenté. Les flots soudainement déchaînés prennent une teinte brunâtre. L’eau devient froide. Des morceaux de bois font du rafting autour de moi en me frôlant, certains sont assez gros. Avec la vitesse du débit d’eau, je ne voudrais pas recevoir un tronc derrière la tête. L’eau est maintenant opaque, teinte lait au chocolat. Des objets sous-marins non identifiés heurtent mes cuisses. Une noix de coco flottante vise ma tête. Je me cramponne à la roche pour ne pas dériver dans la boue.
Photo : Cosmic Timetraveler / Unsplash
Volcan Arenal, ma relation d’amour avec toi a été plus que courte puisqu’elle n’a jamais existé. Je te déteste et te maudis. Je te quitte. Je pars direction playa, au soleil.
*
« Bad weather », me dit l’aubergiste, en me remboursant la nuit qu’il restait à mon séjour. « Bad weather », que je réponds, les cheveux dégoulinants.
Je remballe mes trucs et pars à l’aveuglette. Tout pour laisser le plus rapidement possible les nuages.
Je demande de quel côté est la playa. J’apprends que pour m’y rendre, il me faudra prendre pas moins de cinq autobus locaux. Mais les connexions se font trop bien, malgré qu’il n’existe aucun horaire nulle part. J’arrive au terminal tout juste avant que la prochaine correspondance parte. Tout flow. Impossible de ne pas y voir un signe que j’ai bien fait.
Destination : le parc Manuel-Antonio. Selon Wikipédia, « le parc national Manuel-Antonio, situé sur la côte Pacifique du Costa Rica, marie forêts tropicales sauvages, plages de sable blanc et récifs de corail ». Pas une ligne qui parle de pluie. Instagram exhibe ses couchers de soleil sidérants.
Je me demande si je vais aboutir à une plage de surf aux cafés branchés ou dans un ecolodge de bambou sur pilotis. Finalement, l’autobus me laisse devant une auberge crade de bord de route. Le préposé à l’accueil soulève des haltères au rythme du death metal espagnol. Dès qu’il m’aperçoit, il éteint la musique et s’éponge le front. « OK, fast fast, we do check-in. » Je vérifie la chambre, la toilette, c’est sommaire, mais au moins, il fait sec. « Fast fast, you have to go! » Le préposé note rapidement les informations de mon passeport, tout en consultant sa montre. « Fast, fast, you go see sunset! » Il me fait comprendre que je n’ai pas le choix, je dois me dépêcher si je ne veux pas le rater. « You go NOW! Go, go, go! » J’attrape la navette qui mène à l’entrée du parc national Manuel-Antonio.
« You need a guide? No guide, no animal. »
Un groupe de touristes est rassemblé autour d’un guide officiel. Dès qu’il pointe les feuilles d’un arbre, toutes les caméras se dressent. Qu’est-ce qu’ils photographient? Je m’approche pour découvrir un insecte, tellement bien camouflé et en symbiose avec son environnement que jamais je ne l’aurais vu. Puis, le guide pointe le sommet d’un arbre. Il y a un paresseux, agrippé la tête en bas. Même couleur que le tronc, immobile. Pas même un bâillement.
« No guide, no animal », j’ai compris. Mais je ne suis pas ici pour ça. Pas aujourd’hui. Direction plage et coucher de soleil.
J’étends mon paréo sur le sable. Le soleil amorce son défilé de couleurs. Un chien court jusqu’à moi. Son propriétaire s’excuse. Quand il entend mon espagnol, il me répond par un « tabarnac ». C’est un Tico bien d’ici, mais il a étudié trois ans à Québec. Il pensait mourir gelé dès son premier hiver. Il organise à présent des excursions de vélo dans la jungle. Sentier optionnel.
« Tu veux aller snorkeling? La marée est encore basse, c’est parfait! Go, tu dois aller! »
« Fast, fast, fast, you go NOW » et « Go, tu dois aller » : je suis impressionné par cette pression manuel-antonienne pour me faire profiter de chaque occasion.
Marco sort de son sac masque et tuba, puis me pointe une presqu’île. Une bande de sable la relie à la plage, on peut s’y rendre à pied. « Va là, corail et poissons colorés. Tu viendras me porter le masque sur la playa après, facile me retrouver. Mais reviens avant que marée haute... sinon plus de chemin. »
Je longe la plage à la frontière des vagues, où le sable est tout juste humide et ferme. Trop sec ou trop mouillé, il devient mou et me ralentit. Et moi, je dois accélérer le pas. Fast, fast, fast, you go NOW.
Le corridor de sable qui relie la presqu’île à la terre est bordé par les vagues de chaque côté. Dès que j’arrive au bout, j’enfile le masque et plonge. Je suis entouré de coraux effilés, les vagues me secouent dangereusement. Il me faut m’éloigner pour atteindre l’eau plus profonde.
Sous moi se déploie tout un univers en apesanteur, bercé par le rythme des vagues. Des couleurs, des mouvements, de la grâce. Même les végétaux dansent dans un spectacle flamboyant. Un poisson-clown semble fluorescent à la lumière du soleil couchant. L’eau prend une teinte orangée. Je me sens nageant en plein aquarium. J’étouffe de rire dans le tuba.
La marée monte, les vagues deviennent plus lourdes. « Reviens avant que marée haute... » Je laisse tout un univers derrière.
Le corridor vers le continent est effectivement en train de disparaître. Il ne reste qu’un mince filet de sable que l’océan avale. Mes pieds foulent ce sentier en train de devenir sous-marin. Les vagues qui contournent la presqu’île à droite et celles qui la contournent à gauche se rencontrent devant moi. Elles se fusionnent l’une à l’autre dans un « V » inversé qui m’ouvre le chemin. Une haie d’honneur écumante.
Je rejoins la plage, et devant moi apparaît une femme angélique sur son cheval blanc. Ses longs cheveux blonds, la silhouette légère, les yeux et le sourire parfaits. Sa robe pâle flotte dans les dernières lueurs du soleil. C’est une princesse, il n’y a aucun doute. Je pense que je la dévisage la bouche grande ouverte. Je me sens comme dans un conte de Walt Disney, certain que le cheval va commencer à me parler.
Le soleil couchant asperge d’un rose vif les nuages cotonneux qui surplombent la mer. Je me retourne vers la rive, la princesse n’est plus là. Aussitôt apparue que disparue. Les traces de sabots dans le sable me rassurent quant à ma santé mentale.
Plus loin sur la plage, je repère Marco grâce à un autre « tabarnac! » bien senti. Ses amis ont dressé une grande pyramide de bois qu’il ne reste qu’à allumer. Un guitariste chante, et des cracheurs de feu déploient leur matériel. Une fille jongle avec des balles lumineuses. Ça ressemble à une fête hippie-plage en devenir, pieds nus dans le sable sous les étoiles. Ça me plaît. Je réponds à l’invitation en allant acheter une bouteille de sangria.
J’avais prévu un volcan, je me retrouve face à l’océan. Je visais une rivière thermale, ce sont des poissons multicolores que j’ai croisés. J’ai crié fuck you, j’ai entendu tabarnac. J’étais seul, me voilà bien entouré... C’est drôle parce que j’ai beau faire toutes les recherches et lire les blogues de voyageurs et consulter les Lonely Planet et tenter de tout planifier, c’est toujours dans les craques que se retrouvent mes moments les plus significatifs. Ces craques dans mon itinéraire. Le monument fermé pour rénovation devant lequel je rencontre des voyageurs avec qui je vais passer quelques jours qui valent des années d’amitié. Cette ville que je pensais aimer et que finalement j’ai quittée. Ce village qui n’était qu’un transit et qui, au bout du compte, est devenu ma seconde maison. Des expériences significatives qui se glissent entre deux auberges, entre deux destinations, entre deux photos. Des chemins que l’imprévu transforme en détours panoramiques, nous faisant dériver vers des rencontres inespérées. Ces hasards de voyage qui, finalement, sont le seul véritable guide.
Il faut prévoir l’imprévu, lui laisser l’espace qu’il mérite. Partir assez longtemps pour pouvoir vivre le pays, se permettre de surfer sur les hasards et s’abandonner à eux. Sinon, en leur résistant, on rate l’essentiel. Cet essentiel qui ne se trouve sur aucune carte postale.
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