Éloge de la mixité en plein air
Les clubs de filles en plein air? Notre collaboratrice n'en a que faire : pour elle, le sport et le plein air n'ont pas de genre. Petit éloge de la mixité, sur les pentes ou dans les sentiers.
J'ai toujours fait du sport avec les gars.
D'aussi loin que je me souvienne, j'ai pédalé, nagé et grimpé la montagne en arrière de chez nous avec des mecs.
Avec des filles aussi, évidemment.
On ne faisait pas le décompte des sexes, on se mélangeait dans un beau bordel un peu chaotique, tout le monde en shorts délavés et en espadrilles à semelle trop lisse, parfaites pour se péter la gueule sur des roches qui roulent.
On s'en foutait, on était dehors, on était bien. On partait ensemble, on s'écorchait la peau aux mêmes branches d'arbres, et on partageait les mêmes sandwichs beurre de pinottes-confiture effouarés dans nos poches en se faisant croire qu'on était " perdus dans le bois ", alors qu'on connaissait chaque sentier par cœur.
Les filles, les gars… différents dans nos corps, semblables dans le spring qu'on avait dans les jambes. Le besoin de faire sortir le méchant, de dépenser le surplus d'énergie de l'enfance faisait le reste, et au sommet du pain de sucre du mont Saint-Hilaire, on se fondait dans un amalgame de petits cœurs battants, de toupets en bataille et de doigts collés de résine.
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L'adolescence a compliqué certaines affaires.
Tout à coup terrassés par nos hormones, mais aussi par la force de l'éducation et de la pression à nous conformer dans nos rôles respectifs, on s'est divisés pour aller chacun dans notre rang. Les gars d'un bord, les filles de l'autre.
Tout le monde a perdu au change.
Les gars s'en donnaient à cœur joie dans l'adrénaline et les endorphines, mais ils subissaient la rude pression d'avoir à performer sur la glace, le terrain de basket, les sentiers de cross-country. Malheur à ceux qui n'étaient pas bons en sport…
Les filles se sont retrouvées benchées dans des rôles de Belle au bois dormant, pognées à attendre d'être " choisies " par un prince boutonneux pour aller au bal. À ce jour, la raison première qui fait abandonner le sport aux adolescentes, c'est… de ne pas être " belles " (le visage rouge, en sueur, le cheveu plaqué et le maquillage qui ne tient pas) quand elles s'activent.
Et puis, ce qui n'était pas dit, mais qui se répandait en nappes phréatiques qui infiltraient tout, c'était qu'une fille sportive, une vraie - pas celle qui veut perdre des calories pour parader en bikini -, c'était encore pire que des cheveux gras.
C'était une fille libre.
Qui n'attendait pas après un gars avant de partir dans le bois - même pas peur du Grand Méchant Loup - pour aller voir sa mère-grand. Qui n'attendait pas d'être choisie pour qu'un petit dude vienne la chercher en carrosse. Qui s'en allait affronter les sentiers toute seule, son trop lourd pack-sack sur le dos. Quitte à en garrocher la moitié dans le ravin.
Cheryl Strayed, les filles de l'aventure te saluent. En écrivant Wild, le récit de ton périple sur le Pacific Crest Trail, tu as ouvert la voie à tant de filles qui n'attendaient que ta petite poussée dans le dos pour oser.
Ces filles-là n'attirent pas les hommes peu sûrs d'eux. Elles sont singulières, audacieuses, indépendantes. Ça départage les hommes des enfants…
Adulte, j'ai retrouvé le sport et les joies de l'entraînement avec des gars. Est-ce que je suis bien tombée? Oui.
Les gars avec qui je nage, je pédale ou je cours sont formidables. Pas une once de sexisme. Je retrouve dans les groupes d'entraînement mixtes une solidarité, une émulation et des encouragements que je ne retrouve nulle part ailleurs. Cette mixité fait de nous de meilleurs athlètes, mais aussi de meilleures personnes, d'un côté comme de l'autre.
Bien sûr, comme toutes les filles, j'ai eu droit à des comportements sexistes, à des attitudes déplacées et à mon lot de commentaires paternalistes et autres conseils non sollicités sur la meilleure façon de lacer mes chaussures. Aussi gossant qu'un essaim de mouches noires en mal de sang frais.
Comme toutes les filles, j'ai aussi toujours en tête la possibilité d'une mauvaise rencontre - une gang de gars en chaleur, par exemple - sur un sentier. Ça ne m'empêche pas de partir, mais ça reste une préoccupation.
Cela dit, je refuse de me priver des bénéfices si nombreux - pour nous, les filles, comme pour eux, les gars - de bouger en groupes mixtes.
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Quand j'ai vu les clubs de filles en plein air apparaître, j'ai tout de suite pensé à Bobbi Gibb, première femme à courir le marathon de Boston en participante " illégitime ", coureuse fantôme qui avait terminé en 3 h 21 min sans que ce soit enregistré nulle part, parce que la croyance populaire voulait que les femmes soient incapables de cette endurance.
J'ai aussi pensé à Kathrine Switzer, qui s'est inscrite au marathon sous ses seules initiales pour éviter qu'on refuse l'entrée à une femme. Qui, au 6e kilomètre, s'est vue interceptée par les officiels de la course, qui lui ont arraché son dossard avant que Kathrine leur lance un cri de révolte : " Get the hell out of my race! "
Kathrine Switzer a terminé son marathon, mais la Fédération américaine d'athlétisme l'a disqualifiée et suspendue, invoquant le règlement qui interdisait aux femmes de participer à toute compétition avec des coureurs masculins, sous prétexte de perdre leur droit de concourir.
J'ai pensé à cet article, publié dans L'actualité, sur les recherches de Jennifer Berdahl, une prof de psychologie des organisations qui a découvert que plus une nation se souciait d'équité hommes-femmes, plus elle avait de chances de remporter des médailles sportives. Et ce, autant du côté masculin que féminin.
J'ai enfin pensé à tous ces gars merveilleux avec qui je partage des couloirs de piscine, des sentiers de trail, des routes en vélo…
Si j'ai toujours un immense plaisir à partir avec " ma gang de filles ", je ne m'imagine pas me passer de " ma gang de gars " et encore moins l'exclure de ma vie sportive.
Quand on grimpe un sentier escarpé, on ne le monte pas " en fille ", on ne le monte pas " en gars ".
On le monte.
Ensemble.