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  • Photos du texte fournies par Yannick Daoudi

23 jours en solitaire dans les Monts Mealy

Notre collaborateur est parti à l’assaut des monts Mealy en plein été, une aventure au cœur du Labrador qui n'avait jamais été tentée. Voici son récit.


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Quand un ami m’a proposé son communicateur satellite quelques semaines avant le départ, j’ai hésité à le prendre. Vous voyez, au cours des 20 dernières années, j’ai parcouru plus de 35 000 km à la force musculaire à travers près de 50 pays (vélo, kayak, sac à dos, cheval, mule, dromadaire, etc.), sans amener ni de GPS ni de téléphone et en limitant le plus possible ma communication avec le monde extérieur. Le fait de me déconnecter et de me sentir véritablement isolé fait partie intégrante de l’expédition pour moi. Je ne suis pas sûr que je serais encore en vie aujourd’hui si je n’avais pas accepté son offre.

Les Monts Mealy, c’est où ça?

Vous prenez la route pour les Monts Groulx, et une fois rendu là, vous avez la moitié du chemin de fait ! Donc c’est loin, dans la réserve de parc national Akami-Uapishk–KakKasuak–Monts-Mealy au Labrador.  Jamais entendu parler? Ce n’est pas surprenant, il s’agit de la plus récente au Canada et la moins visitée. Pour vous donner une idée, la responsable à Parcs Canada, que j’ai contactée en préparation de l’expédition, n’y avait jamais mis les pieds! 

Suite à des recherches approfondies sur Internet, j’ai trouvé moins d’une demi-douzaine de personnes, en tout et pour tout, qui étaient déjà allés dans ces montagnes hors des mois où elles sont enneigées. Parcs Canada m’a confirmé que j’étais non seulement la seule présence connue durant ces 23 jours, mais l’unique visiteur de ce parc de 10 700 km2 de toute la saison. Autant par le passé que de nos jours, la seule période à laquelle des gens osent s’aventurer dans les « Mealies » est en hiver, quand la majorité des obstacles sont recouverts de plusieurs mètres de neige et qu’il n’y a plus de mouches.

 Je n’ai pas non plus trouvé trace d’une tentative quelle qu’elle soit pour sortir de ces montagnes par ses propres moyens ou d’y séjourner plus que quelques jours en période estivale. J’étais donc d’autant plus motivé de me lancer dans ce qui était, à ma connaissance, la première expédition du genre documentée en solo et en autonomie.

D’y accéder physiquement n’est pas la seule complication. Les Monts Mealy sont sur un territoire innu, et pour avoir l’autorisation de s’y rendre, j’ai dû communiquer avec la Nation innue beaucoup plus qu’avec Parcs Canada, et ce, pendant plusieurs mois. On m’a même demandé de modifier mon itinéraire à deux reprises pour contourner certains lieux sacrés dont je ne connaissais pas l’existence. Même les Innus avaient très peu d'informations à me fournir sur les conditions de terrain auxquelles j’allais faire face, n’ayant eux-mêmes aucune façon d’accéder à ces montagnes à cette période de l’année. Sans aucune infrastructure, chemins ou même senties existants, j’ai dû prendre un hydravion à partir de la ville de Happy Valley-Goose Bay afin de me faire déposer sur un lac d’altitude au milieu des Mealies. Mon pilote de brousse avait 40 ans de carrière dans la région et c’était la première fois qu’il amerrissait là.

 

Des ours et des mouches

La première phase de l’expédition, soit les deux premières semaines, devait consister à établir un camp de base et gravir les 11 plus hauts sommets, que j’avais identifiés minutieusement sur Google Earth, ceux-ci n’étant répertoriés nulle part. En plus d’alléger le poids de la nourriture que j’aurais à transporter, cette période d’exploration me permettait aussi de me familiariser avec les conditions du terrain pour mon itinéraire de retour. 

Après avoir dû repousser un des trois ours que j’ai croisés dans les premières 24 heures, ce sont les mouches noires et les moustiques qui ont rapidement monopolisé mes journées. Ils rendaient chaque aspect de la vie au campement extrêmement complexe : cuisiner, laver la vaisselle, brosser mes dents, etc. Je ne pouvais pas, par exemple, faire mes besoins pendant la journée, ou encore boire ou manger à l’extérieur de ma minuscule tente. Je devais mettre deux à quatre couches d’habits intercalées à chaque fois que je voulais sortir, et passer une dizaine de minutes à tuer la nuée de mouches qui déferlait dans la tente à chaque fois que j’ouvrais la moustiquaire. Toute action qui exposait le moindre petit morceau de peau se traduisait par des démangeaisons qui pouvaient durer des jours et qui m’empêchaient de dormir.

Cependant, je n’ai pas eu d’autre choix que de m’adapter rapidement à mon nouvel environnement. C’est à ce moment-là, après quelques jours, que j’ai réellement pu commencer à apprécier la magie des lieux dans lesquels je me trouvais. Je n’avais apporté aucune musique avec moi, je passais donc mes journées plongé dans un silence déstabilisant. Les seuls bruits que j’entendais étaient ceux que je faisais moi-même, et le chant de deux huards qui est devenu la trame de fond de mes matinées et de mes soirées. 

À quelques reprises, des caribous des montagnes Mealy, une sous-espèce menacée comptant moins de 250 individus, m’ont approché à seulement quelques mètres pour satisfaire leur curiosité. 

Avec l’arrivée de l’automne, la toundra qui m’entourait ressemblait à un tapis multicolore, parsemé de lacs et de ruisseaux à l’eau cristalline. Je me suis régalé de bleuets et de chicoutais, cette petite baie délicieuse que les Anglais ont si bien nommée « cloudberry ». 

Les façades des roches et des falaises ressemblaient à des pages sculptées par un artiste géant sur lesquelles on avait l’impression de lire l’histoire du monde. Je me suis senti si petit, si insignifiant, et complètement déconnecté du reste de l’humanité. C’était exactement ce que j’étais venu rechercher et ça m’a fait un bien infini.

Au bout du compte, j’ai réussi à gravir quatre des sommets, incluant le point culminant du secteur, le mont English. L’ascension de ce dernier, l’un des rares pour lequel j’ai pu trouver un nom, était un moment d’extase totale suite à un premier échec cinq jours plus tôt. Les conditions météo m’avaient coincé à mon camp d’altitude pendant 48 heures jusqu’à ce que j’épuise mes réserves de nourriture, me forçant à abandonner et retourner à mon camp de base. Après ces 10 premiers jours d’adaptation, j’ai réalisé que traverser ce magnifique territoire allait être beaucoup plus compliqué que je ne le pensais et qu’il fallait entamer mon retour le plus vite possible. Malgré le poids additionnel, j’ai décidé de plier bagage quatre jours plus tôt que prévu.

« Plan E », on improvise

Mon itinéraire de retour était soigneusement planifié et basé sur une route migratoire hivernale traditionnelle innue communiquée par un trappeur local. À ma connaissance, personne n’avait déjà essayé de la suivre en été. C’était un trajet qui me permettait de quitter ces montagnes graduellement sur plus de 200 kilomètres en suivant majoritairement des cours d’eau. 

Étant en autonomie complète avec près de 60 kilos, ma seule façon de transporter tout mon matériel et ma nourriture était d’utiliser une embarcation (un packraft). J’avais identifié quatre alternatives possibles le long de ce tracé : plan A, plan B, plan C et plan D. Après trois jours, épuisé par les portages à répétition, et faisant face à une rivière déchaînée, au milieu d’une forêt boréale tellement dense qu’il m’était impossible de contourner les rapides, j’ai dû faire face à une évidence : aucun de mes plans n’allait fonctionner.

J’ai alors décidé de me diriger droit vers le nord pour rejoindre le lac Melville, à travers les montagnes et sans aucune carte détaillée de cette approche vers le lac. Mon expédition de packraft venait de se transformer soudainement en une expédition de randonnée. Les 10 jours suivants furent très intenses. Je devais parcourir chaque distance trois fois, voire parfois cinq, à cause de mes deux sacs à dos et de mon packraft.  J’établissais mon itinéraire à l’ancienne, à vue d’œil, à partir de sommets que je gravissais en chemin. Les conditions météos furent mon plus grand défi. Un jour, mon campement a été entièrement balayé par les vents par-dessus une petite falaise qui surplombait un lac. Par miracle, toutes les cordes de la tente avaient lâché à part une, qui retenait la totalité de mon équipement comme un baluchon suspendu au-dessus de l’eau. 

Le 22e jour, épuisé par les allers-retours, par le rationnement de ma nourriture (à cause d’un incident plus tôt dans l’expédition) et par le manque de sommeil (une seule bonne nuit sur les quatre précédentes), j’ai pris la décision difficile d’en finir avec les allers-retours et de tout prendre sur mon dos. Le terrain était si inextricable que cette journée-là, par exemple, j’ai parcouru au mieux 5 kilomètres  en 10 heures de marche. De mon campement cette soirée-là, je pouvais voir l’endroit où j’avais dormi la nuit précédente. C’est ainsi qu’au 23e jour, à trois kilomètres à vol d’oiseau de mon point d’arrivée sur le lac Melville, un concours de circonstances véritablement extraordinaire m’a forcé à prendre la décision redoutée par tout aventurier, celle d’avoir à faire appel aux secours.

Au secours!

Attention, je dois vous avertir que ce dernier paragraphe va divulgâcher la fin du film que j’ai réalisé à propos de cette expédition, pour ceux et celles qui décideront de le voir. 

Après plusieurs heures, et alors que je pensais avoir finalement trouvé une façon de descendre les immenses falaises qui me séparaient de l’accès au lac Melville, je me suis blessé au genou au point où il m’était impossible de transporter le poids de mon sac à dos. Ma seule option était de monter mon campement au sommet de la falaise sur laquelle je me trouvais et d’attendre que ça passe, en espérant que ce n’était rien de grave. J’estimais qu’il me restait quatre jours de nourriture et que j’étais à trois jours de mon point de sortie sur le lac, donc que je pouvais me permettre de 24 à 48 heures de repos. 

Étant donné que j’étais très exposé aux éléments, et en raison de la météo déchaînée des dernières nuits, j’ai décidé de vérifier les conditions météorologiques. Les résultats de ma requête sur mon communicateur satellite m’ont glacé le sang. Je me suis littéralement effondré. Je pensais qu’il s’agissait d’une erreur. La puissance des vents qu’on annonçait se rapprochait de celle d’un ouragan. J’ai lancé une deuxième requête. Même résultat.

Ce que j’ai appris par la suite, c’est qu’une tempête post-tropicale se dirigeait droit sur moi et allait frapper ma position dans quelques heures à peine. Je n’ai pas perdu une seconde et j’ai lancé un S.O.S. L’intervention a été assurée par les Forces armées canadiennes. Je ne suis pas sûr que j’aurais survécu aux 24 heures suivantes. En effet, l’équipe de secours m’a confirmé que face à la situation extrême qui se préparait et pour leur propre sécurité, ils n’auraient pas tenté l’opération de sauvetage s’ils avaient reçu mon signal de détresse quelques heures plus tard.


Mealies 23 : le film

Une des décisions que je n’ai pas prise à la légère était d’apporter le matériel nécessaire pour documenter mon expérience sur vidéo. Le fait qu’il n’existait aucun film sur ces montagnes en saison estivale m’a finalement décidé, malgré les complications que cela impliquait. Je ne vous cacherai pas qu’il m’est arrivé de remettre en question cette décision à plus d’une reprise. Après coup, je vous confirme que je ne le regrette pas. J’ai été moi-même surpris par la beauté des images que j’ai rapportées.

Le long métrage, intitulé Mealies 23, est disponible pour des présentations en personne dans les écoles, cégep, universités, etc. et aussi sur demande dans le cadre d’une levée de fonds pour la Fondation InspirAction, une fondation humanitaire qui vise à promouvoir l’accès à l’éducation pour les enfants démunis dans les pays en développement. 


Pour suivre les aventures de Yannick Daoudi :


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