Les dessous des grandes traversées

Plusieurs explorateurs des temps modernes partagent la soif des grandes traversées. Pour comprendre comment ils envisagent leurs expéditions, entrez dans les coulisses de cinq voyages aussi lointains qu’intérieurs.

À pied à travers le Sahara

Pierre Schmitt | 47 ans | Explorateur et touareg de cœur.

Après s’êtremesuré aux cascades de glace, cet aventurier a troqué un monde vertical et enneigé contre un univers horizontal et désertique. L’une de ses traversées l’a mené, en solo, du Ténéré à l’Aïr sur les traces des fascinants touaregs. (pierreschmitt.com)

« Un dicton touareg dit : « Plutôt que d’entendre parler, mieux vaut aller voir… » Si je parcours le Sahara depuis 25 ans, c’est pour explorer en profondeur ces milieux super arides et tenter de comprendre pourquoi les nomades ne les quittent pas. Pour faire corps avec un tel environnement, il faut être comme une éponge, totalement disponible. C’est pour cette raison que je suis parti seul et à pied, sans autre recours que moi-même.

Une expérience comme celle-ci est avant tout un exercice mental, qui favorise aussi une meilleure connaissance de soi. C’est également une expérience de découverte du terrain. Ce désert, il faut être curieux de le découvrir et vraiment l’aimer pour accepter tout ce qu’il nous fait endurer! La soif, par exemple, est permanente. Il faut l’assumer. Il est d’ailleurs intéressant d’observer que la simple peur d’avoir soif multiplie par deux ou trois la consommation d’une personne non préparée. Le tracé de cette traversée a été déterminé en fonction des rares points d’eau existants dans le Ténéré et le Massif de l’Aïr : quatre étapes de 200 km environ, avec une capacité de 40 litres d’eau par étape.

Quand on est seul au milieu de l’immensité, on se sent minuscule. Mais quand survient une tempête de sable qui dépasse l’imaginaire, la seule façon d’exister et de résister, c’est par l’humour et la dérision. Le détachement m’a permis de ne pas me laisser prendre par les « Djinns », ces esprits malins qui ne sont que les manifestations de nos propres peurs. Car le plus grand danger dans ces conditions extrêmes, c’est soi-même. Quand la déshydratation épaissit le sang et qu’il ne peut irriguer suffisamment le cerveau, l’esprit peut dériver et perdre la juste conscience des choses…

À pied, en tractant mon traîneau, il m’était impossible de tenir une ligne droite sans tomber dans des zones de sables mouvants infranchissables. Pour occuper mon esprit pendant toutes ces heures passées à zigzaguer, je calculais les distances parcourues à l’aide des théorèmes de Pythagore. Pour me remonter le moral, je visualisais les classes qui suivaient mon périple : une aventure éducative que je tentais pour la première fois. Un autre exercice mental pour supporter les 50 °C à l’ombre consistait à transformer le sable en neige et à m’imaginer marcher sur un glacier… et ça fonctionne!

Durant la dernière étape dans l’Aïr, j’ai rencontré quelques « Petits Princes » qui gardaient leurs chèvres, et des nomades qui m’ont réservé un accueil incroyable dans leurs campements. L’une de mes principales motivations pour réaliser ces immersions désertiques, c’est d’essayer de les comprendre, de me rapprocher sincèrement d’eux et aussi d’alerter les consciences sur cette rébellion dont personne ne parle. Cette force de vie, cette liberté du choix de son destin, autant de sentiments que j’ai ressentis durant cette traversée. C’est peut-être ça, au fond, qui retient les nomades dans ces régions si inhospitalières… »

En planche à voile à travers l’Océan Indien

Raphaëla le Gouvello | 48 ans | Véliplanchiste et militante pour le développement durable.

Femme de tête et de cœur, elle a à son actif quatre traversées en planche à voile, en solitaire et sans assistance : Océan Atlantique (2000), Méditerranée (2002), Océan Pacifique (2003), Océan Indien (2006). (raphaela-legouvello.com)

« J’ai commencé à penser à l’Océan Indien alors que j’étais sur ma planche… en pleine traversée du Pacifique! Je me sentais portée par une incroyable dynamique et je savais que je n’avais pas de temps à perdre pour franchir cette dernière étape. Cette traversée de l’Océan Indien, je ne l’ai pas vécue en solitaire : c’était l’aboutissement de plus de deux ans d’un formidable travail d’équipe.

J’ai eu la chance d’être soutenue par mes commanditaires et j’ai pu consacrer plus de temps à l’aspect pédagogique que je souhaitais donner à cette aventure, ainsi qu’à ma préparation physique et mentale.

Prise dans la tempête, je suis parfois restée enfermée plusieurs jours dans ma planche, avec pour seule protection un casque vissé sur la tête. Mais je m’y étais mieux préparée et j’avais embarqué un équipement informatique qui m’a permis d’anticiper ces conditions météo.

En mer, la solitude se gère. Seule à bord, j’étais presque toujours prise par les impératifs de la navigation. Mon esprit et mon corps étaient occupés. C’est quand le vent tombe et qu’il n’y a plus rien qu’à attendre que les coups de blues peuvent arriver. Une aventure comme celle-là, on se dit qu’on doit la réussir pour soi et ses proches. Il y avait tant de gens embarqués avec moi dans cette traversée que je me devais d’aller jusqu’au bout. Je crois que le plus angoissant pour moi, c’était de penser à une panne téléphonique. Les liaisons matin et soir m’étaient indispensables. Sans ce lien, je ne serais pas partie.

Je savais que c’était ma dernière traversée et je suis partie avec un état d’esprit différent : davantage de confiance en moi acquise avec l’expérience et le goût de profiter de chaque instant. Certains navigateurs m’avaient parlé de cette harmonie avec les éléments, d’une sensation d’osmose et de plénitude que j’ai ressentie à plusieurs reprises. Je les ai vécues comme des trésors. Grâce à cette traversée, j’ai bouclé une boucle de huit ans avec un sentiment d’accomplissement intense, et je suis maintenant prête à vivre d’autres aventures et bonheurs « terrestres » ceux-là. »

En kayak à travers le Québec

Frédéric Dion | 30 ans | Fondateur de Pures Productions et passionné d’aventures

Tour à tour, manœuvrier dans la marine, guide de rafting, alpiniste, marathonien, kayakiste et aujourd’hui conférencier, Frédéric Dion a fait de sa passion pour l’aventure son métier.L’été 2002 marque la réalisation de sa première grande expédition : la traversée du Québec en kayak. (fredericdion.com)

« Pour moi, il y a trois grandes étapes dans la vie : la dépendance, l’indépendance et l’interdépendance. Pour moi, cette traversée en solitaire symbolise mon indépendance. C’était mon premier projet d’envergureet je suis parti avec des questions plein la tête : la solitude serait-elle une prison? Qu’est-ce que j’allais découvrir sur le Québec... et sur moi?

Durant cette traversée en solitaire, j’étais maître de mon temps pour la première fois. Chaque jour apportait son lot de surprises et de découvertes. Je m’arrêtais pour pêcher et pour discuter avec les gens. Je me sentais totalement libre.

J’avais emporté un téléphone satellite, mais c’était très dispendieux et les conversations avec mes proches sont restées rares et brèves. À chaque ravitaillement, je recevais aussi leurs lettres. Elles me faisaient beaucoup de bien… et me démotivaient en même temps. La séparation, c’était peut-être le côté le plus difficile à vivre dans cette aventure.

Au 100^e jour de cette expédition, j’étais dans l’avion qui me ramenait au Québec. J’avais hâte de revoir ma blonde, mes proches, de retrouver le confort de mon lit et de manger des crèmes glacées! Je suis parti pour combler mon goût de l’aventure, mais cette expédition a fait naître bien d’autres rêves. Cette traversée était censée être une aventure comme on en vit qu’une fois dans une vie. Cette expérience unique a élargi mes horizons et m’a fait réaliser à quel point l’éventail des rêves réalisables est grand dans une vie. Lorsqu’on s’en donne les moyens, on atteint ses objectifs… ou on les dépasse. »

À vélo à travers les Amériques

Martine Hubert | 46 ans | Professeur d’architectureet cyclocitoyenne du monde.

Cette Montréalaise est une véritable mordue des voyages au long coursen canot, à ski et à vélo. Sa dernière traversée en solitaire, intitulée « Une fille, deux roues, trois Amériques », l’a menée, de juillet 2007 à la mi-août 2008, des confins de l'Alaska à la glaciale Terre de Feu. (sortiepleinair.com/123)

« Un conseil : il ne faut pas s’empêcher de partir en attendant de trouver le bon compagnon d’expédition. C’est ce que j’ai longtemps fait, jusqu’à ce que j’ose le voyage en solitaire qui a été une véritable révélation. Le vélo est pour moi le meilleur moyen de rencontrer des gens en prenant le pouls d’une région. On est perçu comme de la grande visite plutôt qu’un touriste classique. On vit des moments authentiques et précieux : on est rarement seul. De vieilles dames venaient souvent me jaser quand je m’arrêtais dans un village. Elles n’auraient sans doute pas eu cette proximité avec un gars ou un couple de voyageurs.

Il y avait un peu plus de logistique : comme certains médicaments ou pièces de rechange que je n’étais pas sûre de trouver dans tous les pays traversés. Mais 80 % de ma préparation se résume à un état d’esprit. Depuis que j’ai commencé les expéditions en solo, je sais que ce ne sont pas les muscles, mais une tête bien pleine qui peut te sortir des situations difficiles. J’ai essayé d’anticiper les épreuves. En cas de vol, j’avais un plan B : une caisse avec un autre vélo prêt à être envoyé. Mais les imprévus, il y en a toujours…

Après une agression en Équateur, il m’a fallu gérer la peur, le stress et les doutes. Mon itinéraire m’obligeait à rouler seule sur des routes isolées. Quand je suis arrivée au Pérou, l’insécurité était toujours là. Je n’avais jamais ressenti ce genre de peur, ce sentiment d’impuissance. Ça m’a permis de voir que j’avais la force de continuer malgré tout. Me donner du temps pour absorber mes émotions, pendant ces heures passées à pédaler, je crois que c’est ça qui m’a permis une certaine résilience.

De nombreux cyclistes qui partent pour un long voyage quittent tout, sans penser au retour. Moi, j’aime mon métier et je sais ce qui m’attend chaque fois que je rentre chez nous. Ce n’est jamais le voyage ultime : je sais qu’il y en aura d’autres. Se rencontrer et se quitter, partager des moments simples, un quotidien qui a du sens, c’est ça ma vision du voyage.

Cette traversée des trois Amériques était un rêve. Je ne l’aurais pas tentée dans la vingtaine. Là, je sentais que j’avais la confiance et l’expérience suffisantes pour me lancer. Hormis quelques mauvais épisodes, ce fut un merveilleux morceau de ma vie. Pendant treize mois, j’ai vécu au rythme des rencontres partout où j’arrivais, au plus près des populations locales. C’était très riche et fort en découvertes et en émerveillement. Ce voyage m’a aussi confrontée à mes propres limites. Je sais que je repartirais loin, longtemps et à vélo. Il y a très peu de choses irréalisables… »
 

À pied à travers les Pyrénées

Frédéric Jullien | 36 ans | Accompagnateur en montagne et rêveur sans frontière.

Épris de grands espaces et de liberté, Frédéric Julien a réalisé la traversée des Pyrénées et celle de l'Atlas (Maroc) avant une immersion au cœur du Sahara mauritanien.

« C'est l’attrait de la découverte qui m'a poussé à partir explorer les sentiers méconnus du massif des Pyrénées. Je suis parti seul car ce n'était pas évident de trouver un compagnon qui souhaitaitmarcher deux mois dans les montagnes. Au fil du voyage, j’ai réalisé toute la richesse d'un voyage en solitaire. Seul, on devient libre comme l'air. J’ai préparé ma traversée en solitaire à l’aide de cartes topographiques, tracé un itinéraire que je pensais suivre. Mais,bien sûr, c'est l'aventure qui trace la route selon les caprices de la météo, la forme du moment, les conseils des bergers…

En solitaire,on peut aller au bout du monde, mais seulement si on se sent bien avec soi-même. Et c'est précisément l'intérêt d'un tel voyage :apprendre à ne compter que sur soi-même et à se faire confiance. Ce voyage n'a jamais été une contrainte à aucun moment. J'ai « tenu »naturellement au fils des jours en ne pensant qu'aux découvertesdu lendemain. L'altitude, on s’y s'acclimate, il suffit de ne pas enchaînerde grosses étapesen début devoyage. Les tempêtes n’étaient pas un problème, au contraire : le paysage change, les lumières prennent des teintes uniques, c’est le moment où les photos sont les plus belles. Reste la solitude. Mais elle, je ne l'ai pas surmontée, je l'ai aimée et je la regrette.

Je crois que pour apprivoiser la solitude, il suffit de se laisser du temps. Au départ, tout me manquait :les proches, la musique, les bonspetits plats oule confort d'un canapé. Puis j’ai commencé à converser avec cet autre « moi »avec lequel je suis devenu très ami. J'ai écouté les bruits de la nature, ceux des animaux, la musique du silence. Mon estomac s'est rétréci, mes besoins aussi. Au bout de deux semaines, je me sentais « dépollué»des artifices de nos vies sédentaires. Cette expérience m'a ouvert de nouveaux horizons et a orienté ma vie vers la profession que j’exerce aujourd’hui à travers le Haut Atlas, les Andes, l'Asie, l'Afrique…

Le dernier soir, je me souviens que j’ai campé au bord de l'océan. J'ai retrouvé les bruits de l'humanité, ses odeurs, son vacarme infernal pour mes oreilles habituées au silence des altitudes. Une profonde amertume a marqué ce dernier jour, mais je ne pouvais plus continuer : il n'y avait plus de montagnes, rien que des vagues à perte de vue. Tentation d’un instant...et si je repartais dans l'autre sens pour prolonger cet état de grâce? Mais le voyage devait s’arrêter là. Ma famille m’attendait et j’étais heureux de la retrouver après ces 55 jours de solitude. Cette traversée en solitaire est restée une expérience unique pour moi. Je n'ai jamais retrouvé,lors de mes autres voyages,cette incroyable harmonie, cet équilibre magique que seule la solitude des hautes altitudes a faitnaître. »