Équateur : Voyage au centre du monde
Pour souligner le lancement de Tracés de voyage – 20 ans d’allers-détours, le nouveau livre immersif de l’écrivain et conférencier Ugo Monticone, Espaces vous en présente trois extraits en autant de jours. Tous intègrent une expérience de réalité augmentée qu’on peut déclencher grâce à l’image qui figure tout en bas du présent texte. Nous vous emmenons aujourd’hui en Équateur.
Tu ne m’auras pas! Je respire peut-être comme Dark Vador, mais la force est de mon bord! Il ne me reste que trois cents mètres, no problema. Tu ne me vaincras pas, mon Chimborazo. Khhhhh-tchhhhhh, khhhhhh, tchhhhh, khhhhhh, tchhh… Tu ne vas pas m’arrêter. Ta pente est toute douce, à peine escarpée. Khhhhh-tchhhhhh, khhhhhh, tchhhhh, khhhhhh, tchhh. Je suis étourdi.
Le glacier me domine de haut, il me contemple comme la fourmi que je suis. Je le regarde scintiller au soleil, immense. Je comprends pourquoi les Incas attribuaient à ce volcan un pouvoir mystique, et pourquoi il se retrouve sur le drapeau national.
N’en déplaise aux Himalayens, le Chimborazo est la plus haute montagne du monde! Mais pas par rapport au niveau de l’océan…
Ceux qui affirment que notre planète n’est pas ronde ont raison. Car c’est en fait un ellipsoïde, une sphère aplatie aux pôles, plus large au niveau de la ceinture (l’Équateur) que haute (d’un pôle à l’autre). Ceci parce qu’au parallèle zéro, la croûte terrestre parcourt plus de kilomètres par heure lors de la rotation, occasionnant un effet centrifuge qui étire la planète. Cet étirement fait du Chimborazo la montagne la plus près du Soleil, le sommet le plus éloigné du centre de la Terre. Mais l’effet centrifuge attire aussi l’océan environnant vers le haut, alors le Chimborazo n’est pas le sommet le plus élevé par rapport niveau de la mer. Kuhhh tchiiii, kuhhh tchiiii, kuhhh tchiiii. Son altitude convainc pourtant mes poumons de le respecter comme il se doit.
Le camp de base du Chimborazo est tout juste devant. Je vois sa porte, je suis presque arrivé, il est tout près. Une faible pente m’en sépare. Toute douce, un enfant pourrait la gravir en tricycle. Mais pas ici.
Ce ne sont pas ces trois cents mètres qui causent problème, ce sont plutôt les cinq mille mètres d’altitude. Mes poumons n’apprécient guère la rareté de l’oxygène. J’avance pas à pas comme un vieillard rabougri. Je suis étourdi. Je suis une tortue marine de quatre-vingt-deux ans avec une carapace de trois cents kilos sur le dos. Je traîne mes pieds contre les roches, je n’arrive plus à les soulever.
Une grande plaque commémore ceux qui ont péri dans l’ascension du sommet qui nous surplombe, surpris par des tempêtes, avalanches ou tout simplement happés par une « maladie d’altitude » qui les a désorientés. Kuhhh tchiiii, kuhhh tchiiii, kuhhh tchiiii. La cime enneigée du volcan, s’élevant à plus de six mille trois cents mètres, n’est pas mon objectif. Je vous le laisse. Une éternelle tempête de neige la balaie. Moi, je veux simplement rejoindre le camp de base, juste là, devant! Je veux effleurer la lisière des neiges éternelles, mais sans plus. Étourdi, seulement lever les yeux vers le glacier est déjà trop pour moi. Mon cœur frappe « S.O.S. » en code Morse contre ma poitrine. Il faut que j’arrête. Il faut que je redescende… mais je ne peux pas l’accepter. Le foutu refuge est juste là, à quelques centaines de mètres. Je viens d’en faire des milliers. Je ne peux pas arrêter maintenant. Un pied devant l’autre, déséquilibré comme un enfant qui fait ses premiers pas.
Devant ce volcan qui me défie, je me sens comme un arbre déraciné qui tente de s’accrocher. Mes pieds grugent lourdement la pente, je foule les pierres volcaniques et les plantes herbacées. Tous mes mouvements sont lents; contraste absolu avec le vent chargé de sable qui fouette mon visage.
Un condor flotte en apesanteur, ses ailes déployées captent le vent. Son nom en quechua est veedor – celui qui surveille. Il danse avec les courants ascendants pour s’élever vers le soleil. À l’horizon, une chaîne de volcans des Andes défile sous mes yeux : l’Altar, le Carihuairazo et le Sangay, dont la fumée s’élève.
Une masse de nuages me traverse, je suis en son cœur. L’humidité me transperce au couteau. Je ne vois plus qu’un gris lumineux, hors du monde, hors du temps.
Photo : Adobe Stock
Un hola me surprend. Émerge des nuages un petit homme vieux comme le monde, sa barbe remplie de sagesse blanche. Il me regarde en souriant. La peau épaisse de son visage est plissée, il porte un épais poncho de laine. Il m’a rattrapé sur le sentier sans aucune difficulté, en tirant un petit âne qu’il me propose. Chair-lift version quatre pattes. Je refuse son offre, même si j’en suis au maximum de ma lenteur. Il me demande tout de même de lui donner quelque chose, n’importe quoi. Je suis encore figé par son apparition, il insiste. J’ouvre mon sac et lui tends une banane. Il semble sincèrement heureux et la mange aussitôt.
Nous arrivons au camp de base, lui, l’âne et moi. Les nuages se dispersent. Tout autour, sur la montagne, il n’y a personne d’autre. Il m’apprend qu’aujourd’hui même a lieu une corrida à son village. Il y aura des torros. Il me pointe un semblant de direction. Son village n’est pas loin, qu’il me dit.
J’arrive tout juste à ma première destination que j’en découvre une deuxième. Les coïncidences me guident.
*
Je reviens à la route, glaciers et volcans comme fond d’écran mental. L’autobus vers le village finira par passer, m’a assuré l’homme avant de disparaître sur son âne. « Dans combien de temps? » Il ne m’a pas répondu. Dans le fossé, je découvre la carcasse d’un lama, mort il y a longtemps. J’espère qu’il n’attendait pas le même autobus que moi.
Rien de mieux que de s’allumer une clope pour éviter un présent désagréable, mais comme je ne fume pas, je suis forcé de respirer l’instant. Et bientôt, je respirerai la fumée noire de l’autobus, qui rugit à l’horizon. En fait, c’est le tintement sonore de ses pièces métalliques mal ajustées qui parvient d’abord à moi. Je fais signe au chauffeur, l’autobus freine lentement. Mais il ne s’arrête pas complètement. Je dois courir à toutes jambes pour rattraper sa porte ouverte. J’arrive à me projeter à l’intérieur, alors que le chauffeur enclenche la vitesse et accélère. Ouf. Pour économiser essence, freins et temps, les arrêts complets de l’autobus n’existent qu’au départ et au terminus.
Des coups de feu m’accueillent à l’intérieur, un film (évidemment) de guerre est diffusé sur les mini-écrans fixés aux porte-bagages. Que ce soit Rambo, Van Damme ou n’importe quel héros hollywoodien, tant qu’il y a des explosions et qu’on est en mesure de deviner l’histoire sans comprendre les dialogues…
Après le film suivra l’éternel reggaeton, intarissable musique sur beat de clavier électronique chinois. Presque cent pour cent des chansons contiennent les mots corazon et amor. On double la mise avec desperado…
Surplombant le tableau de bord, d’innombrables Mickey Mouse et femmes presque nues entourent l’autel dédié à Jésus.
En Équateur, Jésus est partout. Entouré de fleurs en plastique dans un camion, en pleine boucherie, au-dessus des portes… Les commerces se nomment : Boutique enfant divin chaussures, Restaurant Jésus vit, Dios es poder, Dios es amor…
Des branches placées sur la chaussée annoncent la scène d’un accident. Les dépassements dans les routes sinueuses de montagnes dépendent beaucoup du hasard. L’autobus que nous croisons n’a pas eu de chance : il a heurté de plein fouet une automobile roulant en sens inverse. En fait, c’est l’automobiliste qui n’a pas eu de chance, puisque c’était l’autobus qui était dans la mauvaise voie, en plein dépassement dans une courbe aveugle. C’est fou comme les conséquences d’une action sont variables : un pare-chocs plié pour l’un, un cercueil en feu pour l’autre.
Notre chauffeur repart aussitôt en trombe, continue ses dépassements risqués. Pas de problème. De toute façon, on vient de le voir concrètement : si son autobus frappe une voiture, c’est la voiture qui perdra. Les croix blanches qui bordent la chaussée indiquent les victimes de la hiérarchie de la route. D’un coup me vient l’idée que c’est peut-être une bonne chose que d’avoir Jésus comme copassager.
*
On me lance un cri. Nous croisons une route de terre, le chauffeur me pointe une colline. Il m’indique de sauter hors de l’autobus, il me fait cadeau de quelques secondes de freinage. Je dois profiter de l’occasion.
Je gravis la colline. Mes mollets sont au désespoir, mais mes poumons trouvent que ce n’est pas si mal. L’oxygène est revenu.
Je croise des gens en habits traditionnels : chapeaux de feutre noir sur la tête, robes brodées, châles noués par un pendentif d’argent pour les femmes mariées, bas colorés. Mes bas aussi sont colorés… par la poussière du volcan. Tout de moi détonne avec les Incas : leur petite taille, leurs cheveux et leur peau foncée.
Je croise quelques huttes basses aux murs de terre, recouvertes de quelques brassées de paille. Sur le pas de sa porte, une vieille femme me regarde, la peau tannée par le vent et le soleil. Elle file de la laine en psalmodiant une prière.
La fête résonne au cœur du village. La rue principale se termine par une église débordante de pèlerins. On brandit une peinture illustrant la fois où la Vierge Marie est apparue à un habitant de ce village. La toile est intitulée : 1818, Pedro à cheval est tombé dans les eaux tumultueuses de la rivière. La Vierge est apparue pour le sauver.
Une autre toile dans l’église illustre l’éruption d’un volcan. Je suis surpris de voir à quel point les gens semblent courir rapidement, s’enfuient en laissant tout derrière. Moi qui croyais que la lave s’écoulait lentement. Dans ce pays de volcans, si éruption il y a, je pense que je devrai faire tout un sprint.
C’est du perron de l’église que je la vois : l’arène des taureaux. Un stade fait de bambous, noués avec ce qui me semble des bas collants. Les estrades instables débordent de gens, de cris et de musique. De grosses marmites proposent nourriture et alcool maison qui, selon ma première impression, est le must populaire de la journée.
Je grimpe pour mieux voir le spectacle, mais les tremblements de la structure me le font regretter. Il n’y a certainement pas eu d’ingénieurs consultés.
Des cris s’élèvent. Un homme se fait encorner dans l’arène. Le taureau est en furie. D’autres hommes tentent de détourner l’attention de la bête en agitant les bras. Ils semblent soûls. Je ne comprends pas ce qu’ils font là. Il n’y a pas de toréador officiel qui prend ga-a-a-a-arde? Pas de clowns engagés pour attirer le taureau en cas de pépin? Je comprends que c’est plutôt anybody’s game. À un dollar le litre de vin et trois bières pour deux dollars, la technique consiste à se soûler, puis à aller défier un taureau enragé pour recevoir les acclamations de la foule.
Enragé, le taureau? On le comprend. Des pointes de métal sont piquées dans ses côtes ensanglantées avant qu’il soit libéré, fou furieux, dans l’arène. Honneur oblige, les toreros en herbe se multiplient et récoltent les applaudissements. C’est le genre de moment qui forge une réputation – ou qui la détruit complètement, car les cris sont beaucoup plus intenses lorsqu’un coup de sabot ou de corne arrive au menu…
Pauvre taureau. Je l’imagine kidnappé, transporté dans la boîte métallique d’un camion, se faisant piquer jusqu’au sang pour finalement aboutir dans une arène, entouré de centaines d’humains qui le regardent, hurlant comme des défoncés, portant des vêtements fabriqués avec la peau de ses semblables. À ses narines, l’odeur de la chair de ses compatriotes se faisant rôtir par ces prédateurs qui les mangent à pleines bouchées dégoulinantes. Puis, cerise sur le sundae, ils le narguent en brandissant un ridicule tissu rouge devant ses yeux.
Oh, il se passe quelque chose! Des jeunes hommes, peut-être trop soûls pour courir, s’unissent au centre de l’arène et se tiennent bras dessus, bras dessous en chaîne. Ils forment un mur devant le taureau et font le pari de ne pas bouger, même si le taureau fonce droit vers eux. Leur fierté est publiquement en jeu. Le taureau les charge. La foule applaudit ces courageux, qui transportent bientôt leurs blessés aléatoires hors de l’arène.
L’animateur annonce au micro le « spécial femmes »! Pour le prochain taureau, seules les femmes ont le droit de descendre dans le ring. Je vois des amoureux encourager l’élue de leur cœur en la poussant.
Puis, c’est l’especial niños. Le tour des enfants. Pour l’occasion, on a choisi, par souci parental, un taurillon aux cornes à peine formées.
Mon voisin d’estrade me pointe l’arène. Il tente de me convaincre d’y aller pour le prochain taureau. C’est à ce moment que je réalise concrètement que je n’ai pas de fierté du tout. Je ne sais pas si c’est une absence flagrante de testostérone, mais je n’éprouve absolument aucun désir d’aller volontairement me foutre dans une arène où un animal souhaite ma mort.
Que ce serait drôle, un especial gringo. La foule serait en délire. Mais je sais qu’elle serait surtout exaltée si je me faisais encorner…
*
Alors que je suis de retour sur la rue principale, un petit homme bien rond (dans tous les sens du terme) me saisit et m’offre une gorgée de son alcool local. Je réponds à ses questions : oui, j’aime l’Équateur; oui, je trouve les femmes d’ici jolies… Désolé, je dois m’en aller. « Ah, me répond-il, vous les gringos, vous avez l’heure, mais vous n’avez jamais le temps. »
Son sourire dévoile sa dent en or. Il me demande mon nom. « Ugo. » « Non, non, non », qu’il me répond, et il m’offre une autre gorgée. Il me redemande mon nom. « Ugo. » Agacé, il place son verre entre mes mains et me répond que c’est ce que je vais boire, pas un simple jus. C’est alors que je comprends enfin. Jus, en espagnol, se prononce hougo… En disant mon prénom, il pensait que j’avais soif. Décidément, mon prénom n’est valable qu’en français. En espagnol, il signifie jus, et en anglais, « Ugo » sonne comme un ordre : you go…
Une fois que j’ai certifié le fait que je m’appelle effectivement « jus », mon hôte autodéclaré se présente à son tour, Hernando Rodriguez. C’est le propriétaire du restaurant/magasin général de la place, la plus grosse construction du village. En fait, il semble que ce village entier soit un peu le sien. Il m’explique que l’alcool local qu’il m’a offert, la chicha, a été élaboré en mastiquant une racine de yucca, puis en crachant le tout dans une marmite pour le laisser fermenter. Il me présente ensuite la vieille dame qui a fourni la salive de mon drink. L’alcool fait oublier ses dents jaunies.
À grands cris, il entame un interminable rassemblement, fait taire tout le monde – les vendeuses, les serveuses, les clients de son restaurant – pour commencer la plus cérémoniale des présentations. De sa voix la plus forte et la plus puissante, résistant tant bien que mal à la gravité qui le fait tituber, Hernando m’introduit fièrement auprès de tous : « Mesdames et messieurs, j’ai l’honneur de vous présenter mon grand ami (il me serre dans ses bras), oui, mesdames, messieurs, mon cher frère est venu de très loin pour assister à la fiesta de NOTRE village! » Pendant les applaudissements, il me demande rapidement d’où je viens. Il poursuit aussitôt en grande pompe : « C’est avec fierté que je vous présente mon cher compatriote, Jus, qui vient directement du Panama! » Je lui chuchote, gêné : « Non, non… moi, c’est un peu plus au nord. »
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