Kayak : quarantaine volontaire en Minganie
L’automne dernier, notre collaborateur est parti une semaine kayaker en Basse-Côte-Nord, avec un groupe d’amis. Récit agité dans les rudes conditions automnales du golfe du Saint-Laurent.
Le calme est instantané. Le bruit du vent et des vagues a cessé net. À mon grand étonnement, je ne sens pas le froid de l’eau salée du golfe du Saint-Laurent sur mon visage. Mes poumons ne réclament pas l’air de la surface non plus. Sur le pilote automatique, je me laisse guider par les années d’entraînement sans jamais sentir la panique monter. Dans ma tête, inversé sous mon kayak de mer chargé, juste ces mots d’encouragement à moi-même : « “J.-S.”, ce n’est pas le temps de nager. Ne rate pas ton esquimautage… »
Au jour 6 de notre périple de 200 km entre Longue-Pointe-de-Mingan et Natashquan, nous approchons de l’embouchure de la rivière Aguanish, devant le village du même nom. C’est presque la fin d’une autre longue et exténuante journée d’une quarantaine de kilomètres. Nous sommes enfin proches de notre campement dans la lumière qui descend.
© Jean-Sébastien Massicotte
En zone de surf, nous naviguons entre des rangées de vagues qui déferlent. À proximité de l’embouchure de la rivière, une mer croisée me force à faire un appui dans la vague qui s’abat sur mon kayak. Sauf que l’eau disparaît presque aussitôt sous ma coque après m’avoir soulevé rapidement. En gîte et avec la pale de ma pagaie désormais dans le vide, je chavire, impuissant.
En théorie, ce n’est là rien de bien énervant. Avec un peu de technique, il est assez facile de remettre à l’endroit un kayak de mer renversé. Mais le faire en expédition, avec un bateau chargé pour une semaine d’autonomie, fatigué et plongé dans de l’eau à 4 oC, c’est une autre paire de manches. Et jusqu’ici, malgré plus de 20 ans de kayak de mer sous la pagaie, je n’ai jamais eu à tester la chose en conditions réelles…
Du camp d’Aguanish, notre plan était d’atteindre le village natal de Gilles Vigneault le lendemain. Natashquan, notre destination finale, n’était plus qu’à une vingtaine de kilomètres de là. Nous avions réussi notre pari.
Derrière nous : un impressionnant condensé de ce que cette partie de la Basse-Côte-Nord a à offrir aux pagayeurs expérimentés. Tout ce qui fait de la Minganie une superbe mais redoutable destination de calibre mondial pour le kayak de mer.
© Jean-Sébastien Massicotte
Pour notre groupe d’amis, c’était le défi que nous recherchions. Des conditions de navigation exigeantes, beaucoup de kilomètres à couvrir dans un temps restreint, et des conditions automnales qui ajoutaient à l’aventure; le tout amorcé fin septembre, juste avant que la deuxième vague de COVID-19 ne frappe le Québec. Du terrain exceptionnel à explorer un coup de pagaie à la fois, le temps de traverser l’ensemble du parc national de l’Archipel-de-Mingan d’ouest en est et un peu plus. Bref, un solide programme de quarantaine volontaire.
Question d’arriver à boucler la distance prévue en sept jours au maximum, nous ne devions donc pas traîner. Mais à bord des kayaks en plastique et en fibre de verre — quatre solos et un tandem —, mes partenaires sont des équipiers tout étoile. Des compagnons d’expérience habitués à pagayer de longues distances sur des eaux agitées avec une énergie contagieuse.
Ce qui fait que peu importe ce qui allait nous attendre, je savais qu’avec Sylvain, Laurie, Patrice, Mathieu et Jean-Louis, notre groupe serait en sécurité et que le plaisir allait être au rendez-vous. Car sur ce plan d’eau où les conditions changent constamment et où il faut savoir s’adapter en permanence, il devient facile de se prendre la tête ou de faire des erreurs dans le feu de l’action, en mauvaise compagnie.
Au sein de l’équipe règnent une camaraderie et une confiance mutuelle qui remontent à nos liens tissés au fil de l’eau alors que tous les membres de la bande sont de l’équipe d’encadrement du Défi kayak Desgagnés Montréal-Québec, cette grande balade caritative au bénéfice de l’organisme Jeunes musiciens du monde. Habitués aux journées de 65 km et plus, et, dans bien des cas, avec plus de 1 000 km parcourus ensemble au fil des différentes présentations du Défi, nous voulions maintenant tester nos capacités et notre complicité sur une partie plus engagée du Saint-Laurent.
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Alors que les visiteurs et les plaisanciers avaient quitté les lieux à cette période de l’année — le parc national avait d’ailleurs cessé ses activités et services pour la saison —, nous avons profité de cette occasion parfaite pour nous isoler en nature.
Partis un dimanche midi de Longue-Pointe-de-Mingan, nous avons eu droit à une demi-journée tranquille pour prendre le large. À l’horizon, l’île d’Anticosti paraissait au loin, comme un mirage, pendant que nous nous dirigions vers le cœur de l’archipel de Mingan.
Sous nos combinaisons étanches et nos jupettes en néoprène, il faisait étonnamment chaud tandis que le Saint-Laurent nous accueillait en toute docilité, sans vent et presque mer d’huile, alors que nous étions prêts pour de la neige !
Cette météo était parfaite pour nous mettre en bras et nous préparer tranquillement à l’effort des prochains jours. Car si les journées d’action sur l’eau allaient souvent durer plus de huit heures, il fallait aussi penser au travail nécessaire pour monter et démonter les campements, planifier la navigation du lendemain, assurer la préparation des repas et faire l’entretien du matériel. C’était sans compter l’éternel Tetris du chargement des bateaux, qui exige de remplir au mieux les caissons avec tout le nécessaire pour ce périple en complète autonomie.
© Jean-Sébastien Massicotte
Durant les traversées entre les îles qui émaillent le parcours, toujours cette impression de vertige dans l’eau cristalline du golfe; un sentiment décuplé quand notre petite bulle se retrouve fin seule au milieu du vaste archipel déserté, sauf par de bien rares navigateurs du coin.
À nous le paysage spectaculaire des différents secteurs où les monolithes — ces formations rocheuses qui sont sculptées par l’eau et qui font l’image de Mingan — veillent sur les flots et impressionnent par leur stature. Chaque pause est l’occasion d’explorer de près cet environnement géologique unique. Magique !
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Après une nuit sur la Grande île et une autre sur l’île du Havre, avec déjà plus de 50 km au compteur, nous voyons dès lors la situation se compliquer. Au matin du jour 3, c’est dans un épais brouillard que s’amorce l’action. Rien d’inhabituel, cependant, pour la région. C’est d’ailleurs l’une des difficultés pour les navigateurs : à tout moment, un banc de brouillard peut s’amener à une vitesse déconcertante et faire disparaître tous les repères.
© Jean-Sébastien Massicotte
Quelque part derrière cette purée de pois se trouve pourtant le reste de l’itinéraire qui doit nous mener au campement de l’île à la Chasse, quelque 40 km plus loin. C’est donc groupés et faisant preuve d’une vigilance accentuée que nous reprenons le large pour une série de traversées. L’œil sur le compas qui nous indique l’azimut où pointer nos kayaks, et les radios VHF ouvertes pour éviter de perdre contact avec un membre du groupe, nous avançons alors prudemment. L’ambiance est à la fois lugubre et magnifique.
Au fil des kilomètres, notre cerveau s’adapte doucement à ce manque de repères. On dirait que notre ouïe devient plus fine, que le mouvement des kayaks dans la houle de mer prend une dimension quasi hypnotique. Les kilomètres défilent ainsi comme dans un rêve éveillé jusqu’à ce que le soleil fasse finalement son effet et que l’horizon débouche graduellement.
© Jean-Sébastien Massicotte
Au quatrième matin, les prévisions météo annoncent un cocktail explosif. Il est prévu que le vent, jusqu’ici favorable à notre progression, durcisse tout au long de la journée. Plus tard dans l’après-midi, Éole nous réserve un souffle constant qui dépasse les 50 km/h. Cela n’est pas l’idéal quand l’une des traversées les plus importantes du périple reste à faire : une dizaine de kilomètres entre l’archipel et la côte.
À notre grand étonnement, malgré le vent qui souffle déjà fort durant la matinée, le brouillard reste persistant; une combinaison qui rend la navigation plutôt délicate. Les nombreux hauts-fonds et récifs du secteur à traverser deviennent alors de plus en plus difficiles à apercevoir et à contourner.
Mathieu l’apprend à ses dépens lorsqu’il se fait surprendre par une vague surgissant de nulle part. Il est devant moi quand une lame déferle sur son kayak et l’emporte en une fraction de seconde. En surf latéral, il se retrouve à mes côtés tandis que la vague l’engloutit presque totalement. Le temps d’un bref regard, je comprends vite qu’à part maintenir un appui solide dans la déferlante qui lui arrive à l’épaule, Mathieu ne contrôle plus grand-chose.
Finalement rejeté sans encombre par la vague plusieurs mètres vers l’arrière, le moniteur de kayak lâche un grand cri de soulagement et d’excitation qui résonne dans le brouillard. Captée par une caméra embarquée, la séquence a de quoi impressionner
Brouillard, eau glaciale, récifs, vent et vagues à la hausse... de nombreux voyants étaient désormais au rouge. Les plans du jour devaient changer : il fallait gagner la côte par le trajet le plus court et le plus sûr, quitte à perdre du terrain et à prendre du retard pour la suite. Après une longue et excitante traversée à l’aveugle, nous finissons par trouver, non sans mal, refuge dans une baie. Nous réussissons à y aménager un campement d’urgence qui nous permet de laisser passer le gros temps le reste de la journée.
Le vent finit heureusement par faiblir, mais le golfe du Saint-Laurent demeure mouvementé sous l’impulsion des vents récents. De belles montagnes russes ! Malgré le soleil plus présent pour nos trois derniers jours sur l’eau, le froid se fait aussi sentir davantage à mesure que nous progressons vers l’est.
© Jean-Sébastien Massicotte
Le relief de la côte change également. Accidenté à souhait, et couvert d’arbres rabougris et épars, il ajoute à l’impression de bout du monde. Mis à part le passage de la route 138 que l’on devine par moments et des habitations plus apparentes à proximité des villages, l’isolement est total.
Sous l’eau, malgré la résistance du courant qui m’emporte vers le rivage, je prends le temps de placer ma pagaie le long de mon kayak. Je dois m’assurer que ma pale est bien à la surface de l’eau avant d’entreprendre mon esquimautage. Dès l’amorce du mouvement, je comprends que c’est gagné. Soulagement.
Devant moi, mes compagnons n’ont même pas le temps de constater ce qui vient d’arriver. Avec le campement presque en vue et quelques vagues encore à dompter, tout s’est déroulé trop vite.
L’anecdote attendra la terre ferme. Car aussi bonne que soit l’histoire à raconter, il faut avant tout pagayer.
Cette aventure a été rendue possible grâce à la collaboration d’Arc’teryx, de MSR et de Pagaie Québec.
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