Gaspésie : Le dernier des caribous
Il est minuit moins une pour le caribou de Gaspésie qui vient d’être ajouté à la liste des espèces menacées. Réduit à moins de 200 bêtes et isolé dans les Appalaches, le cheptel lutte pour sa survie. Des écologistes tentent de sauver son habitat… et ils pourraient réussir!
Il faut soulever nos bottesbien haut pour tracer le sentier. La poudreuse colle à nos guêtres et les bâtons de marche s’enfoncent. Nous sommes à la mi-octobre et le mont Jacques-Cartier est déjà couvert de neige. Au loin, sur les contreforts du deuxième plus haut sommet au Québec, les montagnes appalachiennes hésitent entre l’été et l’hiver. Certaines sont encore brunes et grises comme le calcaire, alors que d’autres sont couvertes de blanc.
« Regardez là-bas, il y a des traces », indique Raymonde Mercier. La naturaliste du parc national de la Gaspésie pointe au loin un versant enneigé où des pattes sont bien imprimées dans la neige. Derrière la crête, groupés en bande, paissent les caribous. « C’est la période de reproduction, alors plutôt que de se disperser, ils se rassemblent », explique-t-elle.
Avec son panache et son pelage bariolé, le caribou est devenu le symbole du parc de la Gaspésie. Chaque année, des milliers de touristes montent au sommet du mont Albert et du mont Jacques-Cartier dans l’espoir d’en apercevoir un en train de marcher nonchalamment dans ce décor lunaire. Le cervidé constitue une véritable attraction touristique. « Parfois, des visiteurs sont déçus quand ils n’en voient pas, raconte la naturaliste. Un jour, un touriste italien était assis au sommet du mont Jacques-Cartier et avait l’air vraiment triste. Il n’avait pas vu de caribou. Il s’est tourné vers moi et m’a dit : « C’est terrible. C’est comme aller à Rome et ne pas voir le pape! »
Les touristes ne sont pas les seuls à voir si peu de caribous. Chaque année, quand vient le temps de mesurer la santé du cheptel à l’aide d’un relevé aérien, un dur constat s’impose : le nombre de bêtes est dangereusement bas. Le troupeau gaspésien, qui comptait un millier de bêtes dans les années 50, n’en a plus que 200. Les caribous de la Gaspésie sont aujourd’hui les derniers représentants de leur espèce au sud du fleuve Saint-Laurent.
« Le caribou est en fâcheuse position », dit sans détour Claude Isabel, le directeur de la conservation du parc. « De façon générale, leur nombre en Gaspésie est stable ou en léger déclin. Le dernier inventaire aérien, qui date de l’hiver 2009, estime la population à 175 bêtes. C’est peu. » Et le gouvernement québécois vient de sonner l’alarme : à cause « de son faible effectif », le ministère des Ressources naturelles et de la Faune a fait passer (en octobre dernier) le caribou de la Gaspésie de la liste des espèces vulnérables à celle… des espèces menacées. La dernière étape avant l’extinction. « Nous sommes dans une période critique », tranche Claude Isabel.
Le caribou a connu de meilleurs jours en Amérique du Nord. Les plus anciens fossiles racontent comment, il y a 50 000 ans, le cervidé peuplait tout le continent, du Nouveau-Mexique à la taïga. Depuis l’arrivée des Européens, son territoire a fondu comme neige au soleil : la chasse et la foresterie n’ont cessé de le repousser vers le nord. Le caribou a vite été éradiqué au sud du fleuve Saint-Laurent, sauf dans les montagnes appalachiennes de la Gaspésie.
« Souvent, les gens me disent que le caribou n’est pas menacé, parce qu’il y en a des milliers dans le Nord », relate Claude Isabel. « Mais ce sont des populations complètement différentes. Le caribou de Gaspésie est une population unique et elle risque de disparaître si on ne fait rien. »
La nuit tombesur le parc de la Gaspésie. Au Gîte du Mont-Albert, élégante auberge logée au pied des montagnes, une succession curieuse de visiteurs défile. Certains sont habillés de Gore-Tex et rentrent d’une randonnée, alors que d’autres, en robe et talons hauts, vont s’asseoir dans la salle à manger. Dans le salon du gîte, devant le foyer, la biologiste Margaret Kraenzel explique le projet qu’elle caresse depuis maintenant trois ans : celui de créer une réserve de la biodiversité autour du mont Logan. À l’heure actuelle, le caribou de la Gaspésie est séparé en trois bandes, explique celle qui est aussi la porte-parole du Comité de protection des monts Chic-Chocs : la première bande peuple les alentours du mont Albert, l’autre ceux du mont Jacques-Cartier et la dernière vit près du mont Logan. « Seules les deux premières bandes sont protégées, puisque leur habitat est dans le parc de la Gaspésie. Le mont Logan est dans la réserve faunique de Matane, ce qui veut dire qu’il y a des coupes forestières dans l’habitat du caribou. »
Quand le gouvernement du Québec a placé le caribou de la Gaspésie sur la liste des espèces vulnérables en 2001 – bien avant qu’il n’aboutisse sur celle des espèces menacées à l’automne 2009 – les spécialistes ont mis sur pied un plan de sauvetage. Le Plan de rétablissement du caribou de la Gaspésie 2002-2012 posait une question essentielle : pourquoi un cheptel protégé de la chasse depuis 1949 disparaît-il?
La réponse courte : la prédation. Le coyote et l’ours noir prolifèrent et tuent les petits du caribou, empêchant la population de se régénérer. Les experts ont alors recommandé un contrôle des prédateurs, notamment grâce à l’aide des trappeurs et des chasseurs : « Le caribou de la Gaspésie disparaîtra à moyen terme sans intervention humaine », concluait le rapport.
La réponse longue, elle, est moins simple. Car si les prédateurs prolifèrent, c’est en grande partie à cause des coupes forestières autour du parc de la Gaspésie. Dans les forêts récemment rasées poussent les petites baies et courent les lièvres. « C’est comme un bar ouvert pour le coyote et l’ours », illustre Claude Isabel. Les écologistes ont soutenu la stratégie du contrôle des prédateurs comme ultime recours. « On n’a pas le choix d’appuyer cette mesure parce qu’il faut protéger les petits. Mais on voit ça comme une disposition à court terme », explique Patrick Nadeau, directeur québécois de la Société pour la nature et les parcs (SNAP).
Selon lui et plusieurs autres écologistes, la seule manière de sauver le caribou de la Gaspésie, c’est de mieux protéger son territoire. Cela passe par un agrandissement du Parc ou encore par la mise en place de « zones tampons » dans sa périphérie, où les coupes forestières seraient interdites. « La solution principale consiste à contrer la perte d’habitat, car il s’agit de la raison numéro un du déclin mondial de biodiversité », explique Patrick Nadeau. « C’est la menace principale pour le caribou de la Gaspésie. Contrôler les prédateurs, c’est reporter le problème à plus tard. Il faut agrandir le parc de la Gaspésie », tranche-t-il.
Dans une région où le taux de chômage est supérieur à 20 %, tous les emplois comptent. Voilà pourquoi le projet de Margaret Kraenzel et du Comité de protection des monts Chic-Chocs n’est pas bien reçu de tous. Si les vœux de la biologiste sont exaucés, une zone de 544 km2 serait protégée autour du mont Logan. En comparaison, la superficie totale du parc national de la Gaspésie est de 802 km2. Dans cette réserve de biodiversité, aucune activité industrielle ne serait tolérée : « Ça veut dire pas de coupes et pas de mines », lance celle qui enseigne au cégep de Matane.
« Quel impact est-ce que ça va avoir? », demande Gilles Michaud, le directeur général de la Société d’exploitation des ressources de la Vallée. « Il y a l’aspect du caribou, je suis d’accord, mais il y a aussi l’aspect humain. Il y a des emplois en jeu. » Celui dont l’organisme regroupe des entreprises forestières de la région a préféré ne pas commenter davantage. « On va regarder ça aller et on prendra position plus tard », dit-il.
Le député péquiste de Matane, Pascal Bérubé, fait partie de la longue liste de ceux qui appuient la démarche du Comité de protection des monts Chic-Chocs, dont le maire de Matane et la Sépaq. « Oui, il y a des emplois en jeu, mais le tourisme et l’interprétation de la nature créent aussi des emplois. Et le caribou est dans notre cour arrière. Juste là, il y a une figure emblématique de la Gaspésie », dit le jeune député de 34 ans. Celui qui a fait le choix de protéger le caribou assume sa prise de position : « Il y a le présent et les coupes forestières dans ce territoire, mais il y a aussi le futur qui consiste à protéger notre environnement. Je pense qu’il faut trancher et choisir le futur. »
En novembre dernier, Pascal Bérubé a déposé à l’Assemblée nationale une pétition de 9000 noms en faveur du projet. La prochaine étape sera la consultation publique. Si les vœux du député sont exaucés, la Gaspésie pourrait ajouter 544 km2 de territoire protégé dans quelques mois. Une « grosse victoire pour le caribou », clament ceux qui portent le projet à bout de bras depuis des années. Mais aussi une victoire pour l’industrie touristique : « Le caribou est une richesse pour la biodiversité, mais aussi pour l’économie locale », dit la naturaliste Raymonde Mercier. « Beaucoup de visiteurs viennent au Parc pour voir le caribou. Viendraient-ils encore s’il n’y en avait plus? » Ils sont plusieurs, en Gaspésie, à espérer ne jamais devoir répondre à cette question.