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  • © David Désilets

La Broadback en canot : 24 jours sur la rivière au dos large

Après avoir pédalé en solo de Blanc-Sablon jusqu’au nord de Chibougamau, Samuel Lalande-Markon a rejoint David Désilets afin de descendre la rivière Broadback en canot. Un périple de 532 km jusqu’à la communauté de Waskaganish, dans la baie de Rupert, qui complétait la traversée du Québec d’est en ouest de l’Expédition Transtaïga 2021.


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Il sondait la nuit si étrange du Nord, palpitante d’étoiles, comme nulle autre au monde prête, semblait-il, à expliquer aux hommes leur propre désir si souvent à eux-mêmes incompréhensible.
- Gabrielle Roy, La Montagne secrète


La Pontiac Vibe qui avait transbahuté le matériel nécessaire à la portion canot de l’expédition n’était déjà plus qu’un souvenir. La blonde de mon partenaire David, Audrey, avait accepté de faire la navette jusqu’à la mise à l’eau de la rivière Broadback au lac Frotet, dans la réserve faunique Assinica, au nord de Chibougamau. La livraison effectuée, elle avait pris le chemin du retour, s’attirant les regards dubitatifs de quelques chauffeurs de pick-up peu habitués à voir un véhicule compact s’aventurer sur le gravier meuble de la route du Nord.


Samuel Lalande-Markon et David Désilets © Samuel Lalande-Markon

J’avais l’impression de me réveiller tiédi, comme au lendemain d’un rêve haletant. Derrière moi, les 2 500 km parcourus à vélo en solo depuis Blanc-Sablon, à l’extrême est du Québec. Devant, les 532 km de la rivière Broadback qu’il faudrait pagayer en duo jusque dans la baie de Rupert. En regardant l’itinéraire du voyage sur la carte, on aurait juré que l’expédition était presque terminée. Pourtant, le poids des barils contenant plus de trois semaines d’autonomie de nourriture et de carburant à réchaud nous rappelait qu’il faudrait consacrer encore bien des efforts pour achever notre traversée du Québec d’est en ouest.

Le tracé sinueux de la Broadback

« Brokeback Mountain ». Le calembour nous avait été servi à quelques occasions et l’effet humoristique s’était vite dissipé : c’est de la Broadback qu’il s’agit.

Large, la rivière l’est. Les Cris d’Eeyou la désignent plutôt comme Chistamiskau Sipi, la rivière aux eaux profondes. Ce n’est pas l’impression que nous en avons eu lors des premiers jours, alors que la carène de notre canot peignait de sa couche de vinyle verte les roches affleurant les décharges. Après un hiver particulièrement doux et un printemps avec des précipitations sous la normale, le débit d’eau était dans un creux historique (100 mètres cubes par seconde, contre une médiane de 200 en juillet). Quelques jours auparavant, le record de chaleur était fracassé au Canada, alors que le thermomètre grimpait à 49,5 degrés près de Vancouver. Au moins, la fin du monde serait agréable en Eeyou Istchee : les immenses plages de la Broadback étaient entièrement exemptes de moustiques, une anomalie dans le nord de ce pays où on vit d’habitude avec un filet sur la tête et un tube de DEET dans les mains.


© David Désilets

Après le choc physique subi sur la Translabradorienne à vélo, mon corps s’accommodait parfaitement au rythme plus lent de la vie au fil de l’eau. Je retrouvais, le soir venu, mon exemplaire écorné de La Montagne secrète de Gabrielle Roy que j’absorbais entre les volutes de fumée du feu. Le cul dans le sable, la tête dans les étoiles, je sondais la nuit si étrange du Nord.

David, pour sa part, s’émerveillait de découvrir le jardin vivant de la forêt boréale et décoctait des boissons parfumées au thé du Labrador et au myrique baumier. En suivant un tracé latitudinal, nous assistions à l’évolution temporelle de la végétation. Les kalmias, dont les feuilles étroites tapissent de rose les sous-bois, flétrissaient à mesure que le mois de juillet avançait. Puis vinrent les bleuets, que nous récoltions avec gourmandise à petites poignées lors des reconnaissances de rapides ou des portages des chutes.

La traversée du lac Evans

Au matin du jour 12 depuis le départ du lac Frotet, nous avons émergé de la baie du Corbeau et abordé les eaux agitées du lac Evans avec appréhension. Avec sa dimension d’environ 55 km sur 25 km pour une superficie de 479 km2, l’immense plan d’eau n’offrait pas la perspective d’une navigation réjouissante, surtout avec le fort vent de face et la pluie battante qui nous accueillaient. D’autant que pour atteindre la décharge, il fallait longer la Longue Pointe, une étroite péninsule d’une vingtaine de kilomètres qui empêche la traversée linéaire. Il existe bien une vieille route de portage de 2 km permettant de couper au travers de l’obstacle dans la végétation dense, mais celle-ci est réputée en si mauvais état qu’elle aurait pris à elle seule le temps de la voie de contournement de 40 km.


© Samuel Lalande-Markon

Contre toute attente, la navigation de cette mer intérieure qui rompait avec les méandres de la Broadback nous a offert une fort belle distraction. Pour bénéficier du vent qui ne faiblissait pas, nous avons improvisé une voile avec une bâche. Malgré son succès mitigé, l’engin nous a soutiré des sourires de gamins jouant aux pirates. Réveillés à 3 h pour la deuxième journée de la traversée afin de profiter de l’accalmie, nous avons retrouvé un plan d’eau parfaitement lisse, alors que chancelait Jupiter dans le dégradé jaune et rouge de l’aurore. Émouvante scène, même pour un spectateur à demi frigorifié dans un drysuit, que de voir poindre le jour au travers des motifs en guipure des quelques feuillus se hissant au-dessus de la canopée.

Caracoler joyeusement en eau vive

À 140 km de la fin, nous avons croisé la route Billy-Diamond (anciennement route de la Baie-James), mise à l’eau prisée par les canoteurs avides d’eau vive : 215 mètres d’altitude la séparent de la baie James (contre 155 depuis le lac Frotet, 392 km en amont), ce qui explique la forte concentration de rapides qu’on y retrouve. C’est l’endroit qu’avaient choisi nos amis Éric et Rémi afin de se joindre à nous pour la dernière semaine de l’expédition. Après quelques années à parcourir des rivières isolées presque exclusivement au sein de notre binôme, voir d’autres personnes pagayer, et inversement, être vus par d’autres donnait une perspective nouvelle.

Ils sont beaux, ces humains affublés de couleurs criardes qui tâtent au loin le sommet de vagues écumantes. Mais encore plus belle et étonnante était cette bernache qui a descendu sous notre regard ébahi un rapide de classe 4 que nous étudiions depuis la rive : nous ne sommes manifestement pas les seuls à savoir lire une rivière.

Le faible débit de la Broadback avait l’avantage de rendre navigables certaines veines d’eau qui auraient normalement été infranchissables en canot. S’engouffrer dans le creux d’une vague et se propulser à son faîte trois ou quatre mètres plus haut est une expérience extraordinairement adrénalisante. Ainsi, nous avons repoussé nos limites de canoteurs jusqu’à cet enchaînement de seuils (classe 5 à débit normal) qui se déversait dans The Yard Sale, un R3-4 tumultueux qu’il fallait impérativement traverser en diagonale pour éviter une dangereuse section sur la gauche. La séquence vidéo enregistrée aurait pu faire notre fierté, si ce n’est que la GoPro de David n’a tout simplement pas fonctionné. « Nous, on a vu ce que vous avez fait », nous a dit Éric dans un mélange d’admiration et de réprobation envers notre témérité.


© David Désilets

Le plaisir de raconter nos micro-exploits en eau vive s’est trouvé décuplé le soir même, lorsque nous sommes tombés sur un groupe de canoteurs du camp Minogami à la chute des rapides Tupatukasi. Ainsi sont les humains : ils voyagent à 1 000 km des centres urbains pour se retrouver en pleine nature, et sitôt qu’ils aperçoivent leurs semblables, ils reconstruisent de petites sociétés éphémères au sein desquelles la roche de tel rapide, le portage de telle chute deviennent des points de repère aussi concrets que l’intersection des autoroutes 10 et 30.

La chute Tupatukasi, dont on dit qu’elle est l’une des plus belles du Québec, rugissait au fond d’un spectaculaire encaissement de trente mètres de hauteur, tandis que les palabres s’étiraient dans la nuit. Il en faudra encore de ces petites sociétés de coureurs de froid pour continuer de rêver et d’habiter ce pays dont l’essentiel ne se parcourt qu’en canot.

Je salue la question qui fait le voyage *

À 2 h 50 du matin, le vingt-quatrième jour depuis notre départ du lac Frotet, trente-huitième depuis Blanc-Sablon, nous abordions l’immensité de la baie de Rupert à l’étale. La faible luminosité de la nouvelle lune nous offrait un ciel parsemé d’étoiles filantes et traversé d’un bout à l’autre de l’horizon par la Voie lactée, dont la traînée blanchâtre était si dense qu’on aurait dit un nuage. Devant l’écran bleuté de la nuit se détachaient les silhouettes défilantes des épinettes de la côte. Guidé à l’ouest par la Grande Ourse et flanqué à l’est par le point rouge des frontales témoignant de la position du canot d’Éric et de Rémi, je vivais une joie indicible.


© David Désilets

Pagayer dans ces conditions demeurera parmi les expériences les plus marquantes, peut-être même les plus mystiques de ma vie. Quelque part devant moi, il y avait ce point placé sur la carte quelques mois auparavant, si petit dans l’étendue du territoire qu’on l’aurait cru situé là presque par hasard, et qui pourtant aura mobilisé tous mes efforts, toutes mes énergies afin d’en faire une réalité tangible.

Waskaganish apparaissait désormais dans l’aube, mais au fond de moi restait entière la question fondamentale : qu’est-ce qui est la parenthèse ? Le voyage, ou le temps passé hors du voyage ? Mon désir si souvent à moi-même incompréhensible m’avait mené à tracer un grand X dans le territoire québécois en y complétant un itinéraire sud-nord, puis est-ouest. Comme la Broadback, le monde a le dos suffisamment large pour assouvir nos envies et nos destins de chemins de travers.

La sève avait gagné la frondaison. La marée était montée. J’ai respiré à pleins poumons l’air du large que j’ai gardé quelques précieuses secondes avant de le relâcher, plein de contentement. La cartographie de mon corps-territoire venait de s’amplifier encore davantage. Il n’y avait plus qu’à recommencer.


* Pierre Perrault, La mal du Nord.


Descendre la rivière Broadback en canot

Depuis que la rivière Rupert a été harnachée par Hydro-Québec en 2007, la rivière Broadback, qui suit un tracé parallèle, se présente comme une alternative intéressante pour les pagayeurs désireux de découvrir le territoire d’Eeyou Istchee Baie-James. Au Québec, la Broadback est l’une des rares rivières de cette dimension à être accessible en véhicule au départ et à la sortie. La mise à l’eau au lac Frotet est située au kilomètre 100 de la route du Nord, mais il est également possible d’éviter les 107 premiers kilomètres en débutant l’expédition au kilomètre 132 de la même route. Enfin, la mise à l’eau au kilomètre 232 de la route Billy-Diamond permet de se concentrer sur les derniers 140 km de la rivière et ses nombreux rapides.


© David Désilets

La rivière Broadback est classée trois ou quatre « pagaies » selon le guide Canot Kayak Québec. Une bonne expérience préalable en canot-camping est nécessaire pour faire face aux défis que présentent les passages en eau vive (avec de nombreux R1 à R5), mais également la navigation de grands plans d’eau (le relevé topographique de la rivière est disponible sur le site cartespleinair.org).

Sur le bassin versant de la baie James, il n’est pas rare de devoir composer avec un fort vent provenant de l’ouest. Il est recommandé de débuter les journées très tôt pour profiter d’accalmies. Par ailleurs, un plan de communication et de contingence est de mise dans cette région isolée sujette à une météo changeante. Enfin, comme la première partie de la rivière est située dans la Réserve faunique Assinica, il est nécessaire d’acquitter ses droits d’accès auprès de la Sépaq.


La rivière Broadback en chiffres

  • Distance : 532 km
  • Dénivelé : 375 mètres
  • Débit (enregistré à la sortie du lac Quénonisca) : 100 mètres cubes par seconde (médiane de 200 en juillet enregistrée depuis 1972)
  • Nombre de jours pagayés : 24 (incluant une journée de congé)
  • Moyenne de kilomètres par jour pagayé : 23,13 km

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