Maroc: le sherpa du Toubkal
Pour nous, c’était une première. Pour Id Abdellah Brahim, notre guide, pas loin de la millième fois! Rencontre au sommet du Toubkal (4167 m), le zénith de l’Afrique du Nord.
La première fois que j’ai vu Id Abdellah Brahim, je croyais qu’il s’agissait d’un autre arnaqueur. Il faut dire qu’après avoir voyagé pendant un mois au Maroc, nous avions maintes fois été échaudés. À Imlil, village berbère typique entouré de sommets alpestres apaisants, le clivage avec le tumulte de Marrakech était patent. Ici, je croyais que nous pourrions enfin avoir un peu de répit.
Mais dès la descente du taxi conduit par un Marocain à peine sorti de sa puberté, des rabatteurs nous invitent à dormir chez eux ou à les engager comme guide. Une fois sorti de ce brouhaha et assis devant un tagine au Café du Soleil, un petit homme me questionne. Encore méfiant, je le repousse poliment. Il veut savoir où je dors, si j’ai un guide, quel trek nous désirons effectuer. Puis soudain, je réalise que c’est bien le Berbère que j’ai engagé à l’avance avant de poser les pieds ici. Il m’a l’air usé, frêle, fatigué et gêné. Malgré tout, une sorte de sagesse qui ne ment pas émane de son regard.
Avant d’engager Brahim, pour 400 dirhams (57 $) par jour et par personne (guide, mule, nourriture et cuisinier inclus), je croyais qu’engager un guide était un luxe dont nous pouvions nous passer. C’était avant de marcher sur la face sud du Toubkal : un sentier qui demeure presque secret, une sorte de porte invisible sur un trek d’une autre dimension. Un sentier d’une intensité alpine jouissive et physiquement très relevée, loin des sentiers usuellement empruntés. C’était aussi avant de rencontrer d’autres randonneurs perdus et épuisés dans une tempête de grêle – des balles de ping-pong plutôt! – à 4000 m d’altitude en plein mois de juillet…
C’était surtout avant de constater qu’ici, il y a des milliers de sentiers empruntés par les Berbères depuis des millénaires. Sans balises. De plus, c’était sans connaître cet homme avec qui nous avons partagé six jours de trek. Ce « sherpa » qui sillonne depuis 20 ans les plus beaux sites naturels du Maroc et qui connaît tous les cailloux qui constellent la montagne.
« Vous valez votre pesant d’or, Brahim. Vous coûtez cher, mais cela en vaut largement la peine », lui dis-je au détour d’un sentier pour le taquiner un peu. Pourtant, son prix n’a rien d’excessif. Je le sais, et il sait que je sais : « C’est pas cher, mon ami! », comme se plaisent à dire les vendeurs dans les souks de Marrakech, d’Essaouira, de Tanger ou de Chefchaouen.
Le soir venu, on sirote un thé à la menthe sauvage cueillie plus tôt dans les alpages verdoyants et orangés du Toubkal. Brahim raconte son coin de pays. Il nous parle de lui, de sa femme dans un village près d’Imlil, de sa formation de guide au club français alpin de Briançon, dans les années 1980. Une mine d’informations. Que font les femmes cueilleuses croisées près des villages de Tacheddirt, d’Aroumd ou d’Amsouzert avec les herbes qu’elles recueillent? « Elles ramassent du chardon pour nourrir les vaches, des herbes pour le feu ou pour isoler le toit des maisons », explique Brahim. Et la culture en terrasses, comment les Berbères ont-ils pu la développer dans un secteur aussi rocheux? Avec de la machinerie lourde? « Non! », assure Brahim, amusé. « Ici, il n’y a pas d’eau courante, pas de cartes bancaires. Les gens vivent en autonomie complète. C’est au pic et à la pelle qu’ils construisent les terrasses. C’est très dur. Des jours et des semaines de labeur. J’en sais quelque chose... »
Même ici, perdu sur le Toubkal, loin de toute civilisation, on entend retentir le chant du muezzin cinq fois par jour. Que raconte-t-il? « Il dit qu’Allah est grand, que Mahomet est son prophète et qu’il faut prier ». Dès cinq heures du matin, le premier appel à la prière résonne dans la cuve glaciaire du Toubkal. Un déconcertant mélange d’étrangeté et d’une puissante conviction. Ensuite, le jour se lève.
Grâce à Brahim, nous avons foulé le plus haut sommet d’Afrique du Nord occidental. Une première pour nous, une millième pour Brahim : 50 fois par année, pendant vingt ans! Une vie consacrée à la montagne. Une existence modeste que je lui envie. Alors que je lui tends la main pour le féliciter, j’ai l’impression d’être avec mon père spirituel et qu’il me présente un vieil ami : le Djebel Toubkal, 4167 m de granit. « Je suis venu si souvent ici », dit cet homme de 56 ans. Du haut de ses cinq pieds cinq pouces, sa nostalgie semble marquer la fugacité de notre existence. « Un jour, je devrai accrocher mes bottes, mais quand on arrête de marcher, c’est la fin… »
À la fin de la descente dans la vallée, on aperçoit deux auberges de montagne tenues par des Berbères. Un havre de paix salutaire. On y mangera un couscous mémorable et une délectable harira, la soupe traditionnelle marocaine. Très réconfortant avant de sombrer dans un sommeil comateux.
Après cinq jours de marche, je constate que des liens se sont tissés entre notre guide et nous. Afin que nous puissions profiter de notre intimité, ma copine et moi, Brahim guette la porte de notre chambre. Dès qu’on s’en approche, il affirme sans broncher qu’elle est complète, alors qu’il reste encore plusieurs lits. Il ne quittera son poste de veille qu’à la tombée de la nuit, une fois assuré de notre quiétude.
Le lendemain matin, Brahim m’accordera une faveur. Non content d’avoir gravi le Djebel Toubkal la veille, j’exprime le désir d’entreprendre l’ascension d’une montagne moins connue, le Djebel Ouanakrim (à 4067 m). Ce n’était pas prévu dans notre itinéraire, mais il accepte avec une étincelle dans les yeux. « Nous devrons partir à cinq heures du matin. Le retour vers Imlil, où nous allons clore la boucle, s’effectue le même jour », prévient-il. Au programme, encore mille mètres de dénivelé positif et 2500 m de dénivelé négatif. Cette dernière journée de trek sera mémorable. Le Ouanakrim se dévoile au prix d’une ascension exigeante. On y accède après avoir escaladé de petites parois alpines spectaculaires, dans un décor rudement ciselé par les vents et le passage des glaciers. La roche basaltique reflète le soleil luisant d’une couleur de plomb qui contraste avec les bosquets verdoyants et les rochers granitiques orangés. Le paysage est évanescent.
À la descente, je profite de chaque moment passé en compagnie de Brahim. Il maîtrise le français autant que l’arabe et le berbère. Il s’amuse à nous apprendre quelques mots qu’on répète comme une comptine : « Shukran / la shukran la whzhb / ensh’llâh / wahka » (merci / de rien / si Allah le veut / d’accord). Grâce à lui, nous avons découvert le cirque du Toubkal autrement, hors des sentiers battus, sans jamais douter du chemin et en toute sécurité. Nous avons noué un peu plus de liens avec la culture berbère grâce à notre guide et notre muletier. Nous devons poursuivre notre route vers Merzouga, le désert. Pourtant, il reste tant à découvrir ici : « Allez voir les gorges et les sommets du M’Goun », suggère Brahim. « On y traverse le massif dans des canyons profonds, avec de l’eau jusqu’aux cuisses. Il faut voir! ». Ce n’est pas l’envie qui manque, mais ce sera pour une prochaine fois. Une chose est sûre, recourir aux services de Brahim est un luxe dont on n’aurait jamais voulu se passer.
Le meilleur :Découvrir les villages et les habitants qui peuplent le Haut Atlas depuis des millénaires, comme dans un univers parallèle. Mythique, mystique et dépaysant.
Le pire :Se rendre à Imlil en taxi depuis Marrakech. Et retourner à Marrakech en taxi depuis Imlil! Si on s’en sort vivant, c’est avec une sérieuse nausée. Le pire, c’est de commettre l’erreur de ne pas avoir suffisamment d’argent une fois rendu à Imlil (oui, ça m’est arrivé!) et de devoir se farcir l’aller-retour deux fois plutôt qu’une! Soyez prévoyant! Il n’y a pas de guichet automatique en haute montagne!
Le plus bizarre :Pays musulman oblige, se réveiller chez l’habitant à cinq heures du matin avec l’appel à la prière du muezzin entre deux vaches, un coq et une brebis. Attention : y a de la mouche!
Destination : Le cirque du Toubkal Itinéraire :De nombreuses possibilités de trek existent dans le Haut Atlas : de la courte randonnée en passant par un trek de plusieurs jours. L’itinéraire que nous avons privilégié nous a permis de gravir deux sommets de plus de 4000 m et de croiser des villages remarquables (Imlil, Tacheddirt, Amsouzert, et Aroumd). Visages et paysages berbères inoubliables en prime. Quand :Pour les treks, l’été est la saison idéale. La neige a fondu et comme on se trouve en haute montagne, la chaleur n’est jamais accablante. L’hiver, il tombe des mètres de neige! Idéal pour le télémark et le hors-piste. S’y rendre :Depuis Montréal, Air France et Air Maroc se rendent à Marrakech (entre 1200 $ et 1700 $). Budget :Pour un trek guidé, avec mule et muletier-cuisinier, hébergement en tente ou chez l’habitant et nourriture, prévoir 400 dirhams (57 $) par jour et par personne. Argent :Le dirham. Un dollar canadien donne environ sept dirhams. Autres activités :Le Maroc est réputé pour ses sites de treks exceptionnels. Outre le Haut Atlas, les montagnes du Rif et Chefchaouen sont à découvrir impérativement. Plus au sud, dans l’Anti-Atlas, le trek du Djebel Sarhro (des plus exigeants) révèle un monde aride et exotique à la fois. À Merzouga, vous découvrirez un erg saharien majestueux (région couverte de dunes). Sur la côte Atlantique, les amateurs de surf et de kitesurf trouveront bonheur à Essaouira ou Oualidia. Bureau des guides :N’engagez jamais un guide à Marrakech ou dans une grande ville. Nous avons croisé des randonneurs qui ont vécu des expériences traumatisantes avec de faux guides. À Imlil, vous trouverez des guides certifiés par le bureau des guides et le club alpin français, qui constituent de bonnes références. Hébergement :Gîtes d’étape chez l’habitant, camping. Encore plus… tourisme-marocain.com |