L'Alaska à travers l'objectif d'une photographe d'aventure
Être photographe d’aventure comme Annie-Claude Roberge comporte son lot de défis, mais aussi de grands moments. Comme la découverte impromptue de l'Alaska. Récit-portrait mis en mot par Anne-Marie Brassard.
J’ai souvent envie de m’éclipser. De partir loin, de marcher dans les marges. J’ai ce besoin irrépressible d’aller sonder l’inconnu avec mes appareils photo, comme si photographier la nature à l’état brut me donnait le droit d’accéder à ses secrets, d’en faire partie moi aussi.
Depuis plus de 15 ans, j’ai le privilège de parcourir le monde pour raconter ses histoires et enrichir la mienne. J’ai dormi dehors par grand froid, manqué d’eau dans le désert, repoussé mes limites et vécu mille adieux déchirants pour vivre de mon métier. J’ai vu le soleil se lever sur la Russie, admiré les mers bleutées de la Papouasie, skié les montagnes reculées de l’Argentine.
Mais l’Alaska.
L’Alaska majuscule, immense et grandiose, m’est rentrée dedans sans prévenir.
© Annie-Claude Roberge
C’était en avril 2017. Embarquée avec tout mon matériel dans un avion servant au ravitaillement des villages les plus reculés, je survolais les sommets enneigés de cet État en direction de Nome, une petite ville à l’extrême pointe ouest du pays. J’avais besoin de nature. D’être absorbée par ses grands espaces, de me retrouver dans sa simplicité.
Nome était mon point de rendez-vous avec Ben et Russel, deux frères natifs de cette ville qui avait autrefois attiré des milliers de chercheurs d’or en quête de liberté, de promesses et d’inédit. Habités par les mêmes désirs, nous avions comme plan d’explorer les chaînes de montagnes de la région, de dévaler en ski ses dénivelés les plus plongeants et son océan de neige encore intact et pur.
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Huit personnes composaient notre petite équipe d’aventuriers : deux femmes et six hommes, tous animés par la grandeur de ce territoire sauvage et inexploré. Nous étions les pionniers de l’or blanc et de ses dernières frontières, là où personne n’avait encore jamais skié.
© Annie-Claude Roberge
L’hélicoptère a disparu au loin dans un vacarme assourdissant, laissant reposer derrière lui un dernier tourbillon de neige folle, puis le silence. Un silence profond à perte de vue. Des dizaines de lignes verticales se tenaient devant nous, chacune plus invitante que les autres. Les pics enneigés et les vallées désertes se succédaient à l’infini pour se fondre dans l’horizon. Aucune trace humaine à des milles à la ronde. Juste le vent, la neige et cette sensation unique d’être là où personne n’est jamais allé. Nous étions seuls, à la frontière du cercle arctique, complices de ce moment d’une rare beauté.
Photographier des expériences aussi intenses est un privilège qui comporte son lot de responsabilités. Avec de l’équipement fragile et précieux sur le dos, qui pèse plus qu’il n’en faut, je dois me déplacer habilement et souvent me lancer la première afin de trouver le bon angle pour les prises de vue. Dans ces moments tendus, je n’ai pas droit à l’erreur.
© Annie-Claude Roberge
C’est sur cette mince ligne, où je suis à la fois en parfait contrôle et à la merci totale des éléments, que la magie opère. Tous mes sens sont en alerte. Je ne fais qu’un avec le froid, la peur et les dangers. Je suis en accord avec l’environnement, le temps d’une danse où je n’ai qu’à me laisser porter.
Rencontre mythique
La météo changeante des limites du cercle polaire nous avait fait cadeau d’une semaine particulièrement clémente. Mon guide Chris et moi partions en motoneige faire de la reconnaissance de terrain, à des heures du chalet rustique qui nous servait de base. Nous étions toujours armés, par pure précaution. Bien que cela me rendait mal à l’aise, je savais que la moindre inattention en région aussi éloignée pouvait nous coûter la vie.
Chris était un guide hors du commun, comme j’en ai très peu côtoyé. Il fait partie de ces rares personnes qui savent encore déchiffrer la nature, en lire les moindres signes. C’est grâce à lui que j’ai pu admirer des orignaux majestueux, d’imposants grizzlis et la prestance incroyable d’un troupeau de bœufs musqués, parfaitement adaptés au climat hostile de l’Arctique. Massifs et inébranlables, ces survivants de la préhistoire semblaient figés dans le temps, commandant le plus grand respect.
C’est aussi avec Chris que j’ai fait l’une des rencontres les plus intenses de ma vie, un face-à-face inattendu avec une légende vivante de l’Arctique, le fameux carcajou. Il était là, à quelques mètres de notre motoneige, visiblement irrité d’avoir été surpris.
© Annie-Claude Roberge
Solitaire et féroce, ce puissant mammifère alimente depuis longtemps l’imaginaire des hommes, comme une sorte de danger fascinant. Son territoire peut s’étendre jusqu’à 1000 km2; il est donc extrêmement rare de croiser cet animal mystérieux, capable de tuer des prédateurs beaucoup plus imposants que lui.
J’avais toujours rêvé d’en observer un à l’état sauvage, de faire partie des chanceux qui ont croisé son regard. J’ai pris quelques clichés avant de faire demi-tour et de réaliser que nous n’avions pas d’arme avec nous ce matin-là. J’en ai encore des frissons.
En toute humilité
Je ne sais pas où mon métier de photographe-cinéaste d’aventures va me mener, combien de rencontres j’aurai encore la chance de faire, combien d’histoires il me reste à raconter. Ce que je sais, c’est que je découvre encore des lieux et des gens qui me touchent profondément et qui m’apprennent à être entière et humble au contact de la nature.
© Annie-Claude Roberge
Pour moi, partir à l’aventure, ce n’est pas partir en conquérante. Ce n’est pas une question de distance, de vitesse, d’ego.
Partir à l’aventure, c’est profiter de chaque instant en s’adaptant à son environnement. C’est apprendre à connaître ses limites, à définir et apprivoiser ses peurs, à observer et comprendre ce qui est plus grand que soi. Comme l’Alaska.
J’ai puisé dans ses sommets imperturbables de la force et du courage. J’ai goûté la liberté de ses espaces infinis et l’hospitalité sans pareille de ses habitants. Je me suis reconnue dans son caractère à la fois sauvage et vulnérable.
Mais j’ai aussi trouvé dans son silence tout le temps qu’il faut pour s’écouter… et pour redécouvrir sa montagne intérieure, celle qu’on n’a jamais fini d’explorer.
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5 questions à une photographe d’aventure
© Johany Jutras
Quel appareil photo as-tu utilisé en Alaska?
Un Nikon D500 : il est robuste, rapide et d’une précision incomparable. Comme lentilles, j’ai opté pour une Tokina 11-20 mm f/2,8, une Nikon 24-70 mm f/2,8 et une Nikon 70-300 mm f/4,5-5,6. J’avais aussi un drone DJI Phantom 4 et plusieurs piles.
Quelles destinations te font rêver?
Tous les endroits encore vierges ou peu explorés. J’aime découvrir des lieux où la nature est intacte et apprendre la culture des peuples qui l’habitent. J’ai toujours été attirée par les deux pôles, l’Arctique et l’Antarctique. Je rêve d’aller dans les régions éloignées de la Sibérie : la Tchoukotka, la Sakha et le Kamtchatka. D’explorer le Groenland, le Nunavut, le Yukon et tant d’autres endroits.
As-tu déjà failli mourir?
Trop souvent. Je ne compte plus les fois où ma vie a été sur la corde raide ou en très grand danger, que ce soit face aux forces de la nature, de l’être humain ou de la maladie. J’ai dépensé mes neuf vies depuis longtemps.
Qui sont tes modèles?
Plusieurs aînés autochtones sont de grands modèles pour moi. J’ai beaucoup de respect pour ces gens humbles, sages et authentiques, qui savent lire la nature, et qui sont à l’écoute de leur environnement.
Le plus dur dans ton métier?
La solitude. Je fais cavalier seul, plusieurs mois par année, pour parcourir chaque petit recoin de la planète, découvrir l’humain et suivre mes rêves. Plusieurs idéalisent ce mode de vie hors normes à travers mes photos, qui inspirent l’accomplissement de soi et la liberté, sans se douter des sacrifices que cela implique. J’ai choisi cette vie à contre-courant, faite d’instabilité, de magie et de renouveau, mais qui laisse peu de place à l’engagement. Cette solitude est parfois lourde à porter, mais je ne referais pas ma vie différemment.
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Instagram : @annie_claude_roberge