Aires protégées au Québec : toujours de l’eau dans le gaz
En octobre dernier, le premier ministre François Legault a annoncé l’arrêt de l’exploration gazière et pétrolière sur le territoire québécois. Malgré tout, certains territoires, notamment dans le Bas-Saint-Laurent, ne sont toujours pas protégés légalement. Sans compter que certains doutes persistent à cause de la guerre en Ukraine…
« Avez-vous déjà eu la chance de croiser le regard du plus grand cervidé du monde [l’orignal]? Moi, oui. Imaginez la chance que les Chic-Chocs m’ont donné de marcher à leurs côtés, lentement, à leur rythme… Quelle satisfaction, que d’émerveillement, que d’émotion quand on les trouve après une lente quête! »
La phrase est de Jacques Bouffard, guide à l’Auberge de montagne des Chic-Chocs. L’homme est l’un des nombreux témoins qui ont confié leur attachement à cette chaîne de montagnes dans la vidéo L'écho des Chic-Chocs. Réalisée en 2020 par Robert Mercier, celle-ci avait pour but de soutenir le projet du Comité de protection des monts Chic-Chocs qui vise à faire de ce secteur un territoire protégé de toute exploitation industrielle, en partenariat avec la Société pour la nature et les parcs (SNAP), section Québec, et le Conseil régional de l’environnement du Bas-Saint-Laurent (CREBSL).
Certes, la partie gaspésienne des Chic-Chocs est déjà sous haute protection dans l’enceinte du parc national de la Gaspésie. Toutefois, en dehors de cette zone, le massif n’est toujours pas légalement protégé de toute exploitation industrielle; un constat qu’ignorent bon nombre de Québécois, qu’ils soient adeptes de plein air ou non.
Plus de pétrole, et après?
À la suite d’une forte mobilisation régionale, sept territoires d’exception ont été proposés par des élus du Bas-Saint-Laurent pour être protégés. L’annonce de l’abandon de l’exploration gazière et pétrolière sur le territoire québécois a mis fin à la menace de voir des forages pousser sur ces territoires exceptionnels. Or, les permis d’exploration restent en vigueur jusqu’à l’adoption d’une loi qui l’interdira officiellement. En février dernier, le dépôt du projet de loi 21 sur les hydrocarbures a justement marqué une étape cruciale en ce sens.
« Quand ces permis seront levés de manière légale, ce sera le dernier obstacle avant que ces territoires soient protégés de manière pérenne, dit Pier-Olivier Boudreault, directeur de la conservation à la SNAP Québec. D’autres aires protégées pourront ainsi voir le jour dans d’autres régions. »
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En attendant, les négociations vont bon train entre les compagnies gazières et pétrolières, qui détiennent ces permis, et le gouvernement Legault au sujet d’importants dédommagements financiers qui leur seraient octroyés à titre compensatoire. Récemment, le gouvernement évaluait à un peu moins de 100 millions de dollars le programme d’indemnisation des pétrolières et gazières qui, elles, l’évaluent à cinq fois plus. Une tractation dénoncée par plusieurs partis d’opposition et de groupes environnementaux, qui refusent que ce soit les contribuables qui paient cette facture.
Protection vs exploitation
La portion des Chic-Chocs située dans la réserve faunique de Matane est l’un des sept territoires d’intérêt identifiés d’un bout à l’autre de la région administrative du Bas-Saint-Laurent pour devenir des réserves de biodiversité de catégorie 3, après une très vaste consultation publique lancée en 2013 par des élus locaux.
Réserve faunique de Matane © Sépaq, Pierre Carbonneau
La Conférence régionale des élus du Bas-Saint-Laurent (aujourd’hui abolie) entendait ainsi faire accroître la portion d’aires protégées dans cette région, qui n’en comptait alors que 8 % (contre 12 % à l’échelle provinciale en 2013). La forte mobilisation des communautés et des groupes écologistes a réussi à faire entendre raison au gouvernement.
À la fin de l’année 2020, les Chic-Chocs figuraient sur la liste des 34 réserves de territoires aux fins d’aires protégées (RTFAP) annoncées par le gouvernement du Québec, tout comme les secteurs de la rivière Assemetquagan et de la rivière Patapédia. Pour l’instant toutefois, cette protection administrative n’a pas été entérinée par un statut légal et n’est nullement garantie.
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Certes, l’exploitation forestière y est interrompue depuis 2012 — une suspension reconduite l’an dernier jusqu’en 2032 —, ce qui n’est pas le cas dans d’autres régions du Québec. Or si ces trois territoires (les Chic-Chocs, la rivière Assemetquagan et la rivière Patapédia) sont désormais placés sous le statut de RTFAP, c’est parce qu’aucun permis d’exploration gazière et pétrolière n’y est associé, à l’inverse de ce qui a cours dans quatre autres territoires : le lac de l’Est, la réserve faunique Duchénier, la rivière Causapscal et la rivière Cascapédia, où courent toujours des permis d’exploration.
« Ce sont les permis gaziers et pétroliers octroyés sur ces territoires qui ont bloqué leur protection en 2021, explique Patrick Morin, directeur adjoint du CREBSL. Notre stratégie, c’est de demander aux entreprises gazières et pétrolières de renoncer à leurs permis. » Cela aurait alors pour effet d’accélérer la protection de ces territoires à long terme, car lorsque la fin du pétrole sera inscrite dans la loi, qui sait si l’industrie forestière ne s’y intéressera pas à nouveau, à l’issue du moratoire?
Des territoires taillés pour le plein air
La valeur écologique de ces secteurs est tout simplement exceptionnelle, autant pour leurs écosystèmes que pour les espèces menacées ou vulnérables qu’on y observe : aigle royal, pygargue à tête blanche ou grive de Bicknell, pour ne nommer qu’elles. Tout randonneur sait que les Chic-Chocs constituent un joyau qui promet des expériences uniques en territoire québécois.
Le Sentier international des Appalaches (SIA) traverse de part en part la réserve faunique de Matane, sur une distance de 100 kilomètres (80 autres kilomètres sillonnent le parc national de la Gaspésie). Une dizaine d’emplacements de camping sont mis à la disposition des adeptes de longue randonnée, tandis qu’en hiver, Vertigo Aventures y propose des forfaits de ski de montagne.
C’est le SIA qui est à l’origine de la création du Comité de protection des monts Chic-Chocs, un projet communautaire rassembleur qui a à cœur de sauvegarder la qualité de l’expérience du randonneur. Car le statut de réserve de territoire aux fins d’aires protégées est un statut non officiel qui doit aboutir, le cas échéant, à une protection réelle. « Nous étions régulièrement consultés par les utilisateurs tiers du territoire, comme les compagnies forestières, souligne Éric Chouinard, du SIA. Mais, en fin de compte, notre point de vue n’était jamais écouté. » De ce constat est née l’idée de lancer une pétition, dont le succès a abouti à la création du Comité.
Investir dans l’avenir
C’est pour la valeur remarquable de sa biodiversité — la plus grande concentration de lacs au sud du Saint-Laurent — et pour ses espèces vulnérables (dont l’omble chevalier oquassa) que la réserve faunique Duchénier a été retenue, à la suite de la consultation publique, pour devenir une réserve de biodiversité.
Vue aérienne de la réserve faunique Duchénier © Terfa
« Nous demandons la protection de cette réserve en partenariat avec les autres acteurs régionaux », affirme Maxime Gendron, directeur général de TERFA, un organisme créé en 2020 pour gérer la réserve et le Canyon des Portes de l’Enfer, à Saint-Narcisse-de-Rimouski. Ce territoire est l’une des quatre réserves fauniques qui ne sont pas gérées par la Sépaq, mais par un organisme indépendant. Réserve oblige, on y pêche et on y chasse, mais on y randonne aussi, le tout dans un décor renversant, notamment sur la passerelle suspendue (l’une des plus longues du Québec). Pas moins de 12 millions de dollars viennent d’être investis pour y aménager de nouveaux sentiers ainsi qu’une vingtaine de chalets et des installations de type prêt-à-camper; des projets cadrant mal avec les permis d’exploration, détenus par Ressources et Énergie Squatex, qui sont toujours valides sur la totalité de ce secteur.
Des rivières à saumon remarquables
La rivière Patapédia, tout comme la Causapscal, est aussi du nombre des territoires d’intérêt dont les élus réclament la protection. Et pour cause : la Patapédia est une magnifique rivière à méandres encaissée dans la montagne, à la frontière du Nouveau-Brunswick, qui s’épivarde entre de hautes parois rocheuses dans un milieu très sauvage.
Nature Aventure y propose des forfaits de canot-camping, et les rapides de classe I et II permettent aux débutants de s’initier à la descente de rivière sur une trentaine de kilomètres. « On y trouve de belles fosses à saumon, explique Geneviève Labonté, copropriétaire de l’entreprise. Si on fait de l’exploration industrielle, ça va nuire à la pêche, qui est l’industrie première dans la région. Beaucoup de gens vont perdre leur emploi. » Dans la zec Bas-Saint-Laurent, on peut même observer les saumons remonter les chutes de la Patapédia.
Quant à la rivière Assemetquagan, « c’est une rivière très claire, qui contient beaucoup de quartz et qui est cernée de montagnes où l’on trouve encore de gros pins blancs massifs. Toute activité exercée près de la rivière va avoir un impact lourd sur la survie du saumon », prévient Geneviève Labonté.
Si ces rivières ont franchi l’étape préalable à leur protection en 2021, il en va tout autrement pour la Causapscal, la tête du bassin versant de la fameuse Matapédia, en raison des permis d’exploration détenus par Pétrolia et Marzcorp Oil & Gas sur son territoire.
Une situation qu’on peut déplorer, surtout en ces temps où la pratique du plein air suscite un tel engouement : ajouter des aires protégées dans le sud du Québec, à proximité de la population, répondrait ainsi à un besoin collectif, en plus de soutenir la vitalité régionale.
Reste à espérer que la nouvelle demande européenne pour les hydrocarbures, à la suite de l’invasion de l’Ukraine, ne vienne pas relancer tous ces projets gaziers et pétroliers qu’on croyait mort et enterrés, au Québec…
- Pour aller plus loin : snapquebec.org