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Extrait de Cadence - 8000 kilomètres à vélo de la Mongolie à Kolkata : une nuit chez les nomades

Ils n’avaient jamais voyagé à vélo mais se sont lancés dans un périple de 8 000 kilomètres à travers l’Asie. Des contrées les plus désertiques aux plus peuplées de ce continent, Cadence relate l’aventure attachante d’un couple d’aventuriers de Québec. De ce récit qui vient d’être publié dans la collection Espaces, voici quelques extraits plein d’émerveillement : ils nous plongent dans leurs premières journées à la découverte de la Mongolie, de ses habitants accueillants et des difficultés d’une telle expédition à vélo…

ECrédit: Éditions Espacesn mai 2005, Mélanie Carrier et Olivier Higgins partent pour une grande traversée à vélo, qui les transporte des peuples nomades de la Mongolie à la plaine du Gange, en Inde. Un grand périple motivé par le rêve de réaliser leur premier film : Asiemut. Passages frontaliers, tempêtes de sable,  entrée clandestine au Tibet, villes surpeuplées de l’Inde…

Une fabuleuse aventure caractérisée par ses rencontres inédites. Au rythme de ses coups de pédale, Mélanie affronte la plus grande épreuve d’entre toutes : celle de se confronter à ses propres limites. Son récit vient tout juste d’être publié dans la collection Espaces.

Cadence, 8000 kilomètres à vélo de la Mongolie à Kolkata, par Mélanie Carrier, 160 pages, collection Espaces, 19,95 $. Disponible sur www.espaces.qc.ca, en librairie et sur le site Asiemut.

Au commencement…

« D’où nous est venue l’idée de cette folle aventure ? Une grande traversée à vélo qui allait nous transporter de la Mongolie à la plaine du Gange, en Inde, en passant par le Xinjiang, le désert du Taklamakan, le Tibet et le Népal. Un long périple qui nous permettrait de partager, par l’intermédiaire de la vidéo, nos valeurs, notre vision de la vie et notre passion pour la vie. Un parcours à la découverte des peuples de l’Asie et à la découverte de soi…

La première fois où j’ai assisté à une représentation du Festival du film de montagne de Banff à Québec, j’ai rêvé d’y présenter un jour un film que j’aurais réalisé. Olivier était assis à mes côtés et nous avions seize ans. À cette époque, il était mon confident, mon meilleur ami. Deux années plus tard, nous étions d’inséparables amoureux.

Les projets se sont succédé : le baccalauréat en biologie, une année d’études à La Réunion, un projet en environnement à Madagascar, au Népal. Parallèlement, notre grande passion sportive, l’escalade, guidait nos moindres déplacements. Nous ne pouvions regarder une seule parcelle de roche sans rêver de la grimper ! À chaque fois, nous trimbalions avec nous notre caméra dans l’espoir de pouvoir partager à notre retour une infime partie de ce que nous avions vécu.

 

Alors pourquoi l’Asie à vélo ? Simplement parce que nous voulions réaliser notre premier film. Un film qui toucherait un grand nombre de personnes et qui, d’une région à l’autre, d’un contraste à l’autre, nous permettrait de partager notre vision de la vie. En nous déplaçant à vélo sur une grande distance, en rencontrant des peuples de différents horizons, nous pourrions à coup sûr parler de traditions comme de modernité, de l’importance de nos choix comme de celle de trouver notre place en société.

Chronologiquement, nous passerions des derniers peuples nomades d’Asie à l’un des pays les plus peuplés du monde. Au rythme de nos coups de pédale et à celui des populations locales, nous traverserions l’une des régions les plus arides de la planète : un parcours où nous aurions à découvrir notre propre cadence

(...)

Un départ

C’est parti ! Nous quittons Oulan-Bator [NDLR : capitale de la Mongolie] en fin d’après-midi. Pour ces premiers coups de pédale, je suis loin d’être habile ! Tous ces kilos de bagages ne font que me déséquilibrer un peu plus. Jusqu’en Inde… Je ne peux y croire, moi qui n’ai jamais vraiment fait de vélo ! 

La sortie de la ville est difficile. Il y a tellement de voitures et surtout, tellement de pollution. Mais quel type d’essence utilisent-ils ? Nous progressons dans cette atmosphère surréaliste où la modernité se heurte continuellement au temps passé. Des yourtes sont plantées dans l’arrière-cour d’un édifice et des hommes à cheval se fraient un chemin en plein cœur  du trafic. Rapidement, nous quittons le centre-ville. La Mongolie, celle qui peuplait mon imaginaire, s’ouvre enfin devant nous.

Ce qui me frappe dans un premier temps, c’est l’immensité du ciel. Puis, le vert de la steppe. Oulan-Bator est à peine à quelques kilomètres derrière nous et déjà, cette ville me semble bien loin. Pour l’instant, nous roulons sur ce que nous pouvons appeler une route pavée. Sur le bord du chemin, des hommes s’affairent à réparer des crevaisons, des nomades vendent des peaux de mouton et des camionnettes datant de l’ère communiste nous dépassent en trombe. Les klaxons retentissent et plusieurs passagers nous saluent avec de grands signes de la main. Même le vent s’est levé pour nous accueillir. Il prend un plaisir fou à nous souffler à l’oreille notre témérité… Pour une première expédition à vélo, nous n’y sommes pas allés de main morte, mais c’est tout à fait typique de ma personne que de me lancer dans de telles aventures qui exigent tout de moi et me confrontent à mes propres limites.

Quarante-cinq kilomètres ! Cela résume notre première journée. Du vent, des surprises, des courbatures et un immense sentiment de liberté. Assise près de la tente et de mon bol de nouilles à cuisson rapide, je souris. Je sens cette frénésie du départ qui, comme à toutes les fois que j’ai quitté mon petit patelin, m’envahit. Il doit exister une hormone de l’aventure encore jamais identifiée que je produis en quantité astronomique et qui m’empêche de me sédentariser complètement…

Avec nos quarante kilos de matériel chacun, nos vingt-deux litres d’eau, la nourriture et le poids du vélo, je me débats à chaque coup de pédale pour propulser vers l’avant l’équivalent de mon propre poids. Nous n’avons pas exagéré dans le luxe de nos bagages, au contraire ! Nous avions même pensé n’apporter qu’une seule brosse à dents pour les deux... Le matériel vidéo occupe à lui seul une sacoche entière, les outils et les pièces de rechange en remplissent une autre, l’ordinateur portable protégé par nos matelas de sol bourre la troisième, tandis que la tente, les sacs de couchage, la pompe à eau, la trousse de premiers soins, le brûleur, la gamelle et tout le tralala finissent par combler l’espace restant. Peu de place pour la nourriture et encore moins pour le superflu : au total, nous avons chacun un t-shirt, un cuissard, un pantalon transformable en short, un gilet chaud et un manteau imperméable.

Deuxième journée

Avec la difficulté que j’ai à trouver mon équilibre, à fixer les clips de mes pédales, je ne peux m’imaginer le moment où cette routine ne sera plus qu’un rituel, où mon vélo ne sera qu’une extension physique de mon propre corps. Déjà, je sens une douleur dans mon dos, une ancienne blessure de planting qui refait surface. Sans compter que j’ai de la difficulté à rester assise sur ma selle tellement j’ai les fesses irritées… Côté forme physique, ça va. J’ai grimpé et couru plusieurs fois par semaine avant notre départ, en attendant la livraison tardive de nos vélos.

Encore aujourd’hui, la beauté de l’étendue mongole me saisit. Une beauté inhérente au silence. Le calme règne, mais en même temps, j’ai l’impression que les éléments peuvent se déchaîner à tout moment. Cet équilibre précaire me fascine. Des centaines de chevaux galopent dans la steppe et parfois, au loin, j’entrevois leur gardien qui les rassemble et les dirige. Il n’y a aucun arbre, aucune végétation, seulement ces vallons qui s’étendent à l’infini. De nous déplacer à vélo nous permet de savourer tous les contours et toutes les couleurs de la steppe. Des troupeaux immenses de moutons ou de chèvres se partagent le territoire alors qu’à l’horizon, quelques yourtes se dessinent, seules ou en groupe de deux ou trois. Elles semblent se protéger de ce qu’apporte le monde moderne. Du moins, c’est ce que je me plais à imaginer.

(…)

Encore plus
Site Internet officiel de Mélanie Carrier et d’Olivier Higgins (information sur les conférences, vente de DVD du film ASIEMUT, etc.) : asiemut.mine.nu

Le sourire d’un homme heureux…Crédit: Asiemut.com

Hors d’Oulan-Bator, à peu près tout le monde porte l’habit traditionnel, la deel, une robe-manteau d’une seule couleur qui est faite de soie, de coton, de drap feutré ou même de peau pour les saisons plus froides. Pour les occasions spéciales, les Mongols se vêtent de leur plus belle deel alors qu’ils portent celle de coton ou de drap feutré pour la vie de tous les jours. Les femmes comme les hommes y ajoutent une étoffe légère de couleur vive (souvent jaune ou orangée) en guise de ceinture. Cet habit est pratique à la campagne et à cheval : il protège du vent et de la pluie. Généralement, les hommes sont coiffés d’un chapeau alors que les femmes se recouvrent la tête d’un foulard coloré. Les hautes bottes noires apportent la touche finale au magnifique habit traditionnel mongol. En ce qui nous concerne, notre garde-robe est loin d’être aussi sophistiquée ! Nous portons tous les jours les mêmes vêtements. Nous avons opté pour la simplicité et la sobriété : le fait d’être étrangers nous rend attrayants sans effort.

Nous avons repris notre chemin tôt ce matin dans la fraîcheur de l’aube. Chacun de mes coups de pédale représente un effort considérable. La route, même pavée, est mauvaise et mes articulations commencent à montrer des signes de faiblesse. Malgré cela, j’ai l’impression de n’avoir jamais été aussi libre. Parfois, des enfants à cheval ou encore sur des vélos trois fois trop grands pour eux s’approchent de nous, curieux de voir qui nous sommes. D’où sortent-ils ? J’imagine que leur yourte se situe dans la vallée voisine… Une chose est sûre, ils ont le sens de la vue plus développé que le mien ! 

Un après-midi, alors qu’un amoncellement de nuages gris se fait de plus en plus menaçant, un vieil homme à cheval s’approche de la route et fait traverser son immense troupeau devant nous. Il doit y avoir près d’une centaine de chevaux ! Il nous adresse la parole du haut de ses étriers :

« Allez ! Venez dormir dans ma ger ! Le prochain village est encore loin et le mauvais temps ne tardera pas à venir. »

Nous comprenons peu la langue mongole, mais les gestes sont éloquents. Nous le regardons repartir et apercevons au loin deux minuscules points blancs. Nous le suivons.

Au seuil de la porte, une vieille femme, superbe, enveloppée dans son habit traditionnel d’un mauve éclatant, nous invite à passer à l’intérieur. Elle est curieuse, mais timide. Au fait, comment puis-je parler de timidité ? Peut-être s’agit-il d’une forme de politesse !  J’entre la première et me dirige vers ma gauche. Il y a des règles à respecter dans la yourte et je suis heureuse de me souvenir de l’une d’entre elles : il faut toujours se déplacer dans le sens des aiguilles d’une montre dans la maison du nomade. Olivier entre à son tour et se cogne la tête au plafond ! Tout le monde s’esclaffe ! 

La yourte doit faire environ six mètres de diamètre. La porte fait face au sud et à l’intérieur, tout y est disposé de façon méthodique. Du côté ouest, la selle et les étriers sont accrochés au mur et des morceaux de viande séchée y sont suspendus. Un lit recouvert d’une couverture de laine nous est désigné. Au fond de la pièce, un meuble orangé finement décoré laisse place à un petit hôtel sur lequel sont disposés divers objets que je devine liés à la religion bouddhiste. Du côté est, le vieil homme est assis sur un autre lit, identique au premier, où s’entassent sa fille, son gendre et ses deux petits-enfants. Les invités à l’ouest, les hôtes à l’est ! 

Au centre de la pièce, deux poteaux de bois orangers (bagana) supportent le toit de la yourte. Je me souviens d’une autre règle d’or que je m’étais promis de ne pas oublier : il ne faut jamais traverser l’espace qui sépare ces deux piliers, que ce soit en y marchant ou en y tendant un objet. Cet espace est sacré, car non seulement ces deux piliers supportent la yourte en son centre, mais symboliquement, ils relient le monde des humains au monde du divin. Mon regard se tourne vers la vieille dame. Elle est assise près du poêle et s’affaire à réchauffer la place. Les nuits sont encore froides en juin. La cheminée sort par une ouverture circulaire en plein centre du toit et laisse passer l’un des derniers rayons de soleil de l’après-midi. À l’extérieur, l’orage éclate et déferle sur la steppe alors qu’à l’intérieur nous avons le corps et le cœur bien au chaud.

Je suis ébahie ! Des siècles de vie nomade ont permis l’élaboration de cette œuvre magistrale. La yourte est parfaitement adaptée aux intempéries. La solution optimale pour contrer le vent, la pluie, les froids hivernaux et même les grandes chaleurs de la saison estivale. Assis sur le lit, nous comprenons qu’il ne sert à rien de bousculer les choses, ni même de parler. La vieille dame nous offre le thé et un bol de yogourt maison, du tarag. Le goût sur me fait grimacer, mais il vaut mieux que je m’y fasse dès maintenant ! Dix minutes plus tard, les crampes d’estomac me rappelleront les joies de l’accoutumance aux traditions culinaires étrangères…

La vieille dame brasse son riz dans la marmite déposée sur le poêle. Avec un sourire en coin, elle y ajoute du bouillon de bœuf pour en rehausser le goût. À voir le regard des jeunes enfants, ce petit sachet de poudre confirme qu’il s’agit d’une occasion spéciale ! En fin de soirée, notre hôte nous en prépare un bol garni de viande de mouton. Nous sommes affamés : nous le dévorons.

Le vieil homme, fatigué, s’est étendu sur le lit. Un chapelet entre les mains, il marmonne des mantras les yeux à demi fermés. Tout à coup, un chien se met à japper avec frénésie. Alerte, la vieille femme se lève et ouvre la porte pour voir ce que le gardien du troupeau a voulu lui signaler. Les chèvres et les moutons sont dans leur enclos et les chevaux sont attachés les uns aux autres. Tout est sous contrôle. Dans la steppe, il faut se méfier des prédateurs… Les éleveurs supportent mal la perte de bétail attribuable à une attaque de loups. Lorsque nous décidons de sortir nos petits dictionnaires pour tenter de prononcer quelques phrases, tout le monde est curieux. La jeune femme, moins timide, y pointe des mots en guise de questions. Elle comprend que nous venons du Canada. Mariés ? Oui, disons. Ce serait trop compliqué d’expliquer le contraire. Des enfants ? Non, pas encore. Notre âge ? Vingt-cinq et vingt-six ans. L’échange est bref : la barrière de la langue est implacable. Je reste sur ma faim. J’aurais aimé aller plus loin dans cette conversation… De se sourire apporte tout de même beaucoup à cette rencontre imprévue.

Le vieil homme se couche tôt, le chapelet bouddhiste toujours entre les mains, alors que la vieille femme allume une chandelle et fait brûler de l’encens. On nous laisse la place au sol pour dormir et la jeune famille nous quitte pour la yourte d’à côté. Tous souriants, ils nous souhaitent bonne nuit. Saikhan Untaarai ! Épuisée, j’écoute le silence de ce moment magique que nous tardions à vivre. Nous ne voulions pas bousculer les événements pour notre première « rencontre nomade ». Nous voulions qu’elle se présente d’elle-même et c’est exactement ce qui s’est produit.

Étendue sur le sol, je repense à cette première semaine. Depuis notre départ, notre alimentation se résume à ces nouilles sèches à cuisson rapide, le vent souffle sans arrêt et les conditions climatiques nous donnent la vie dure. La route nous rentre vraiment dans le corps. Tous les jours, de courts orages surgissent de nulle part et le film occupe la majorité de notre « temps d’esprit ». Aujourd’hui, dans cette petite famille, nous n’avons pas sorti la caméra. Le moment ne s’y prêtait pas.

Olivier me tire de mes pensées, il me donne un coup de coude sous son sac de couchage. Il me sourit. Il est heureux, je le sais, je le connais tellement. Ce soir, nous avons osé demander l’hospitalité et j’ai compris qu’ici il s’agit d’une tradition.

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Site Internet officiel de Mélanie Carrier et d’Olivier Higgins (information sur les conférences, vente de DVD du film ASIEMUT, etc.) : asiemut.mine.nu

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