Les survivants : pourquoi moi ? Vivre en défiant la mort
Lorsqu’un accident survient en dehors des sentiers battus, l’instinct de survie s’anime immédiatement. Les moyens divergent pour s’en sortir, mais tous les survivants subissent les mêmes tourments. Certains conservent même un sentiment de culpabilité durant des années. Comment parviennent-ils à s’en sortir? Et surtout, pourquoi veulent-ils y retourner?
Affamé, frigorifié, paniqué et isolé à 4 500 mètres d’altitude. C’est dans cet état que Nando Parrado a survécu pendant 72 jours. Victime d’un écrasement d’avion dans les Andes, il a traversé les montagnes, avec Roberto Canessa, pour se sortir du cauchemar. En 1972, leur histoire a fait le tour du monde avant d’être immortalisée par le film Alive. Pour celui qui était alors un étudiant de 23 ans, la vie ne serait plus jamais la même. « Après ça, je détestais les montagnes! avoue-t-il. J’y ai tout perdu : ma famille, mon avenir, mes deux meilleurs amis. Moi-même, je ne devrais plus être ici ».
Contrairement aux aventuriers, le jeune joueur de rugby n’avait pas cherché à se mesurer à la montagne. Il a cependant vite dû se résigner à l’affronter : « Un matin j’étudiais les mathématiques et le lendemain, j’en étais rendu à survivre comme un animal! Là-haut, nous avons brisé certains tabous de société qui ne fonctionnent pas dans ce genre de situations [NDLR : les survivants ont dû se résigner à se nourrir de la chair des morts…]. On survit plus grâce à notre instinct que par des pensées logiques ».
Survivre, question d’instinct
Après plus de 15 années de recherches sur les accidents en plein air, le journaliste et auteur américain, Laurence Gonzales, soutient dans son livre Deep Survival que même les personnes les moins préparées, sans techniques de survie, peuvent arriver à se tirer des situations les plus défavorables. « Il existe une sorte d’uniformité dans la manière dont les gens survivent à des circonstances impossibles. Avec des décennies d’intervalle, séparés par leurs traditions, cultures, races, langues, géographie, les survivants passent par les mêmes mécanismes de pensée et d’actions ».
Toute personne qui lutte pour sa vie franchit ainsi le déni, la rage, la lutte, la dépression puis l’acceptation. Ceux déterminés à survivre surmontent rapidement ces étapes pour se décider à tenter quelque chose. La peur de mourir est alors vite transformée en rage et en action, à fortiori pour ceux qui avaient délibérément choisi de partir à l’aventure. « Même s’ils souffrent physiquement, c’est dans la nature des aventuriers d’être de grands batailleurs, soutient la psychologue spécialisée en optimisation de la performance, Johanne Lefebvre. C’est leur force mentale qui va les sauver ».
Chanter, effectuer des jeux mentaux, réciter de la poésie ou faire des problèmes mathématiques peut amoindrir une attente interminable ou diminuer la sensation de peur. Laurence Gonzales affirme que plusieurs s’inventent un alter ego ou une « voix » qui les commande ou les accompagne : « Ils s’inventent un monde dans lequel ils s’évadent. Les efforts grandioses déployés devant l’adversité demandent une division entre la raison et l’émotion où la raison donne les directions et où l’émotion donne la force de poursuivre ». C’est ainsi que, perdu en mer sur un radeau pendant 76 jours en 1982, Steve Callahan s’est inventé un « capitaine » qui lui donnait des ordres. C’est ce qui lui a permis de continuer, même lorsque son esprit se mutinait. Lorsqu’il coulait, il prenait son couteau entre ses dents et s’imaginait transformé en pirate voulant aborder son bateau!
Pour les aventuriers qui défient la nature et s’exposent volontairement au danger, les accidents sont une source supplémentaire de stress. Quand certains survivent et d’autres pas, la question de poursuivre ou non l’expédition se pose souvent en termes douloureux. En 1982, lors de la première ascension canadienne de l’Everest (8850 mètres), trois sherpas et un Canadien sont morts dans deux avalanches. Les conséquences funestes de ces accidents ont divisé la cordée de 16 grimpeurs. Ceux qui ont poursuivi ont écrit l’histoire de l’alpinisme canadien. Pat Morrow, l’un de ceux qui ont atteint le sommet à cette occasion confie que la décision n’a pas été facile à prendre : « Plusieurs étaient très troublés après ces accidents. Nous sommes restés au moins dix jours au camp de base à se demander ce que l’on ferait. Nous nous demandions ce que signifiait notre présence même sur la montagne, ce que tout cela pouvait bien représenter. Ce ne fut pas une décision facile à prendre et chacun avait ses propres raisons d’abandonner ou de poursuivre ».
Coupables?
Pour ceux qui rentrent sains et saufs à la maison après avoir perdu un compagnon, la question est inévitable : « Pourquoi ai-je survécu? » Les décisions prises sur le terrain sont alors soupesées, analysées, critiquées. Mais le dénouement de l’aventure ne peut être remanié. L’acceptation est le dernier obstacle à franchir.
« On se bat tellement pour sa vie lorsque ce genre de situation se produit… Quand on passe proche de la mort, ce n’est pas nécessairement de la culpabilité que l’on ressent, se souvient Nando Parrado. Même si la situation est difficile, ce qui traverse l’esprit, c’est plutôt un puissant sentiment d’être heureux de continuer à respirer. On ressent très profondément qu’on est toujours en vie. C’est un véritable mélange d’émotion ».
Cette nouvelle force est importante, car au retour il faut aussi parfois affronter les reproches, le jugement des autres et les accusations à peine voilées. La culpabilité peut envahir l’esprit. Pour Reinhold Messner, l’alpiniste le plus renommé de notre époque, c’est la perte de son frère en 1970 lors de l’ascension du Nanga Parbat (8126 mètres) qui reste le moment le plus marquant de sa vie. Après avoir atteint le sommet et pour sauver leur peau, ils ont été forcés de redescendre de l’autre côté de la montagne. Günther Messner n’y a pas survécu.
Au retour de l’expédition, Reinhold fut accusé d’avoir sacrifié la vie de son frère pour réussir cette traversée. Dans son livre, La Montagne Nue, il raconte : « J’étais atterré, désespéré, impuissant de rage. Pouvais-je me laisser calomnier ainsi? Qui savait ce qui s’était passé en haut du Nanga Parbat, sinon celui qui y était dans l’action? » Anéanti par la peine et le désespoir, il a laissé le temps soigner ses plaies : « J’ai appris à vivre avec ce genre de reproches. Mon frère est toujours près de moi par la pensée pour m’y aider ».
Pour ces aventuriers qui ont vu disparaître un compagnon d’expédition, la tragédie est toujours suivie d’une période de réflexion, de remise en question et d’analyse de ses propres limites. Rick Ridgeway a perdu son ami Jonathan Wright en 1980 sur le Minya Konka (7566 mètres) dans une avalanche à laquelle il a survécu. « Je n’ai pas ressenti de culpabilité, mais j’ai pris une grande et profonde pause. Durant les deux années qui ont suivi, j’ai analysé les risques que nous prenons et la satisfaction que cela me procure. J’en suis sorti comme ressuscité. Il est évident aujourd’hui que je suis une personne complètement différente après cette introspection ».
Revivre le drame pour l’oublier
Pour expier la douleur, beaucoup de survivants retournent sur les lieux du drame. Consciemment ou inconsciemment, ils pratiquent une catharsis : une technique fréquemment utilisée en psychothérapie pour atténuer les traumatismes refoulés. « C’est une façon de passer à travers l’émotion et d’affronter ses peurs », explique la psychologue Johanne Lefebvre. Nando Parrado est ainsi retourné plus d’une dizaine de fois à l’endroit où l’avion s’était écrasé. Rick Ridgeway est allé, avec la fille de son ami perdu, sur le lieu où il avait enterré son compagnon : « C’est un sentiment de responsabilité qui est apparu. D’être là pour sa femme et sa fille. L’amour que l’on porte pour ceux qui sont disparus est souvent transféré sur ceux qui sont toujours vivants ».
Mais revenir sur ses pas n’est pas chose aisée. Reinhold Messner a d’abord tenté de retourner au Nanga Parbat en 1973, trois ans après la mort de son frère. « Cela a échoué assez rapidement parce que je n’ai pas supporté les dangers, la peur, la solitude. […] Seul, je ne me sentais pas capable de m’exposer à un tel danger, je n’arrivais plus à penser clairement. Comme si je commençais à me décomposer intérieurement », confie-t-il dans Ma vie sur le fil. « Le blocage était d’ordre émotionnel. […] J’étais perdu, livré à ma solitude. » Quelques années plus tard, en 1979, il atteignait finalement le sommet, seul.
Quand le drame survient avant que l’expédition ait atteint son but, certains survivants ressentent le besoin de finaliser l’aventure pour tourner la page. Pour Jean-Christophe Lafaille, célèbre alpiniste français, retourner sur l’Annapurna était une nécessité presque vitale. Pendant 10 ans, cet objectif l’a hanté, comme le hantait le souvenir de son compagnon de cordée, Pierre Béghin, qu’il avait vu disparaître sur cette montagne. Après trois tentatives échouées et une décennie de tourments, Lafaille a finalement touché le sommet en 2002. Cette victoire libératrice s’est accompagnée d’un livre au titre évocateur, Prisonnier de l’Annapurna, dans lequel il relate cette expérience et le souvenir qu’il a de Pierre : « Son regard, je l’ai imprimé dans ma mémoire pour toujours. Longtemps, il a alimenté mes cauchemars les plus noirs et, encore aujourd’hui, il me tourmente à intervalles réguliers. Impossible de croiser une photographie de Pierre sans éprouver un malaise, une gêne, une douleur ». Son drame personnel terminé, l’alpiniste enchaîne les exploits et multiplie les tentatives en solitaire. La dernière lui fut fatale : en janvier 2006, il est mort sur le Makalu (8462 mètres).
Continuer ou pas?
Alors que la sagesse populaire inviterait les survivants à prendre le drame comme un avertissement, les aventuriers restent souvent mus par leur passion, qui l’emporte sur tout. « Aucun alpiniste ne souhaite revivre un jour un tel drame, dans lequel il est celui qui a survécu, confie Reinhold Messner dans Ma vie sur le fil. Mais moi, je me trouvais pris entre le désir de ne plus jamais connaître semblable situation, et celui de vivre et revivre des expériences fortes ».
Là est justement le dilemme, affirme la psychologue Johanne Lefebvre : « Il faut parfois apprendre à s’arrêter. Mais pour ces gens avides de retrouver cette intensité, cela n’est pas facile. Ils sont généralement habitués à se battre, à aller de l’avant, à aller toujours plus haut ». Pour retrouver leur équilibre, les alpinistes vivent cette recherche d’émotions fortes comme une bouée de sauvetage.
Après avoir perdu deux amis sur la face nord des Courtes, dans le massif du mont Blanc, Jean-Michel Asselin, aujourd’hui rédacteur en chef de la revue française Vertical, s’est retrouvé cloué à son lit d’hôpital pendant trois semaines. Il s’était convaincu d’arrêter pour de bon de défier les montagnes. « Mais petit à petit, c’est le contraire qui est arrivé. Ce qui aurait pu être un repoussoir est devenu un véritable tremplin. Il y a un peu de masochisme là-dedans, mais c’est uniquement en renouvelant cette situation périlleuse que l’on peut expier le sentiment de culpabilité qui nous ronge ». Instable pendant des années, il lui a fallu du temps et de la psychothérapie pour apprendre à vivre mieux. « Je ne panique plus et je réagis très bien dans les situations d’urgence. Mais cela n’a pas été facile à surmonter ».
Pour survivre, il faut aller au bout de ses ressources physiques et mentales. C’est le prix à payer pour revenir en vie. Mais malgré les dangers, la peur de la mort et les souvenirs douloureux, les aventuriers survivants sont toujours prêts à retenter l’expérience. « C’est de la confrontation avec la mort que naît en nous, êtres humains, le sentiment d’être », illustre Messner. C’est le prix qu’ils sont prêts à payer pour se sentir vivants.