Banff : Proche du paradis… et de l’enfer!
« Y’a quelqu’un? Y’a des blessés? » Je me tortille, m’extirpe à moitié de mon sac de couchage, fais glisser la fermeture éclair de ma tente, passe ma tête en dehors, récupère un centimètre de neige dans le cou et mets un visage sur cette voix sortie de nulle part. Un deuxième visage acolyte se présente à moi et mon regard stupéfait se pose enfin sur la figure rassurante et familière d’un gros chien. Les trois me sourient. Je souris également. Ce qui saute aux yeux, c’est le blouson rouge pétant, le talkie-walkie et la barbe des guides.
Je connais Mathieu depuis toujours. C’est mon cousin, un frère de sang dont je suis de sept ans l’ainé. On peut ne pas se parler pendant des heures et des heures, mais se comprendre mieux que personne. Nous sommes en plein milieu du parc national Banff, à 2 457 mètres d’altitude. Il fait -18 dans la tente. Nous avons passé les deux dernières heures emmitouflés dans nos sacs à nous réchauffer les pieds et le corps avec un bon litre de thé.
La journée a été longue. Rude, mais grandiose. Tout au long de la partie de cartes, on se repasse les grands moments de la journée, on se souvient des plus belles courbes, des petites frayeurs, des périodes de souffrance ou de fatigue et on nourrit les sensations fabuleuses de cette glisse magique sur « la plus belle neige du monde. » Seuls dans ces merveilleux paysages depuis deux jours, à six heures de marche avec peaux de phoque de l’endroit le plus reculé de la station, on ne se serait jamais attendus à être dérangés en pleine partie de cartes.
– Aucune blessure?
– Non. Nous sommes corrects.
– Est-ce que c’est votre avalanche?
Je sens son index tendu dans sa moufle qui pointe la jolie coulée de 40 m de large et 500 m de long qui surplombe notre campement de fortune.
– Euh… oui, hésitais-je entre une réponse fière et embarrassée.
Ce matin-là avait été (comme tous les matins) assez comique. L’intérieur de la tente, nos sacs et toutes nos affaires étaient recouverts d’un bon centimètre de condensation gelée. Le thermomètre de ma montre, suspendue à un fil à côté de la lanterne épuisée, affichait 6 h 30 et -22. Sortir de son sac de couchage est toujours la même histoire drôle : il faut passer de l’état « dormeur en slip » à l’état « skieur extrême », dans un espace confiné de 3 m2 pour deux. L’image relève carrément du spectacle de cirque, de contorsion et d’équilibriste… voire même de clowns. Public et acteur à tour de rôle, nous vivons à chaque fois une bonne demi-heure de rigolade. La joie de remettre des vêtements humides, de la première à la dernière couche, est inégalable! Quant au bonheur de mettre ses bottes de skis… S’il y a une seule chose que j’envie aux planchistes, c’est bien le confort de leurs bottes et la facilité déconcertante avec laquelle ils y entrent.
Je suis debout, mais courbé, en équilibre à travers la petite ouverture de la tente, une jambe dedans et une jambe dehors, une botte de ski aux mains et un pied qui ne veut décidément rien savoir à l’idée de pénétrer dans ce bloc de glace. Dix minutes par chaussure, avec (à coup sûr) le pied dans la neige pour ne pas tomber. Et je n’exagère pas en disant que nous avons eu parfois recours au réchaud à gaz pour ramollir le tout…
Nous connaissions le programme de cette journée, pour l’avoir repéré pendant notre demi- journée d’approche la veille. Partis du dernier télésiège de Sunshine Village vers 11 h, nous avions marché en zigzag et skié pendant cinq heures, avec un sac de 20 kg sur le dos, jusqu'à cet endroit précis qui deviendrait notre camp de base pour trois jours et deux nuits.
De là, nous avions repéré trois sommets.
Deux à trois heures de marche (parfois plus), pour cinq à dix minutes de descente. C’est ça le ski hors-piste. Mais ces cinq minutes-là valent une semaine entière à skier sur une neige pourrie. N’importe quel skieur qui skie dans ces conditions vous parlera du plaisir de la récompense, de la descente sur une neige vierge et ne vous dira jamais que la montée est pénible. Non. La montée c’est autre chose : c’est la découverte, l’appréciation de l’absolu et l’endurance. La satisfaction de trouver son rythme, de dépasser ce rocher ou ce sapin que l’on s’était fixé comme étape, de respirer toujours un air plus frais, plus vigoureux, de ne plus sentir que l’on fait un effort et d’arriver en haut avec ses compagnons. Combien y a-t-il de skieurs pour qui monter à pied représente une aberration lorsqu’il y a des télésièges? Le ski hors-piste, c’est le voyage, l’aventure. Le télésiège, c’est les jours de repos.
Cette journée-là, nous avions réalisé nos objectifs : atteindre trois sommets différents. Nous allions même les dépasser puisque sur le chemin du retour, nous nous motivions mutuellement à refaire le premier sommet du matin, mais par une voie plus directe. Il est alors 15 h et tout skieur expérimenté (que nous sommes un peu plus à chaque voyage) vous dira qu’à partir de 13 h, s’engager dans une zone hors-piste, c’est tenter le diable. L’air chaud est presque passé et la neige a eu tout le temps de se transformer de l’intérieur. Mathieu et moi en avions bien conscience, mais il avait fait tellement froid (-32) que nous rejetions l’idée qu’il pouvait arriver quoi que ce soit. Nous nous sommes donc engagés dans la montée sur une ligne droite quasiment verticale.
Une heure et demie plus tard, nous étions arrivés à une hauteur suffisante pour nous offrir une belle descente de fin de journée. Et il y avait cette butte que nous avions remarquée le matin même. L’idée d’y arriver à pleine vitesse et d’effectuer un joli vol sur une vingtaine de mètres nous avait secrètement tentés tous les deux.
Le hors-piste comporte un certain rituel sécuritaire : on monte chacun son tour une section. Quand on s’arrête, on se met à l’abri d’une éventuelle avalanche. Certains disent que de partir à deux est plus dangereux. D’un autre côté, il y a moins de risques de déclencher une avalanche qu’à six ou huit. Skier en premier, c’est aussi une question d’émotion, car le stress engendré par le fait qu’une avalanche peut partir à n’importe quel moment est toujours présent. C’est généralement celui qui est le plus rassuré qui part en premier.
Nos peaux de phoques pliées et rangées bien au chaud dans nos sacs à dos, nous prenons quelques minutes pour analyser la descente, repérer l’endroit où le premier s’arrêtera ainsi que les éventuelles portes de sortie. Je ne m’expliquerai jamais assez cette envie humaine de crier sa joie lorsque l’on prend autant de plaisir, lorsque les sensations sont à leur plus haut degré, mais j’entends encore les cris de Mathieu résonner au loin des les premiers virages de cette dernière descente sur 50 cm de neige fraiche, des skis très larges et 800 mètres de descente.
Quand Mathieu arrive au niveau de la butte qui m’empêche de voir la suite de la pente, je suis surpris de le voir s’arrêter. Il observe le tout une bonne minute avant de se retourner vers moi. À la distance qui nous sépare, inutile de crier : je n’entends rien. Il me fait donc un signe de « A » avec ses bâtons. Avalanche. La butte au bord de laquelle il s’est arrêté vient de s’effondrer sous lui. Quelques moments de repérage supplémentaires et il s’engage dans la pente en disparaissant de ma vue. Une fois encore, je décode le signe de ses bâtons qui m’indique clairement d’aller tout droit après la butte, dans sa direction.
Je m’engage sans stress dans la première partie, enchaîne quelques grands virages et me prépare à passer tout droit sur la butte, histoire de rajouter un petit saut à mes courbes. À l’atterrissage, je découvre son avalanche. « Toute petite », me dis-je alors. Elle s’est déclenchée sur la longueur de ses skis. À l’issue d’un gros virage à 90 degrés couché dans la neige, je me retrouve de nouveau sur la poudreuse vierge. Quel plaisir de se renfoncer dedans sur une vingtaine de mètres! J’ai déjà amorcé ma prochaine courbe que mon inconscience est soudainement réveillée. J’ai aussi déclenché une avalanche.
« Ruuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuun! »
Je me retourne pendant mon virage pour voir l’ampleur des dégâts et réalise que je n’ai qu’une seule chance de m’en sortir : aller tout droit. C’est dans ces moments qu’on apprécie le fait d’avoir des skis de 197 cm de long et de 190 mm en spatule et patin. Car même si j’avais deux bouées d’hydravion à chaque pied, la vitesse me fait douter chaque seconde de la résistance de mes cuisses et de mes genoux. Bien accroché à mes montures, j’arrive comme une trombe dans le creux du petit vallon, dépasse mon cousin et remonte déjà la pente d’en face tout en me retournant. En sécurité, je m’arrête pour observer la grandeur et la beauté silencieuse du souffle d’une vraie avalanche. « Mon » avalanche s’est décrochée sur 40 m de large et a englouti avec elle toute la montagne sur ses 300 derniers mètres.
Mathieu a complètement disparu pendant 30 à 40 secondes dans ce nuage de farine qui s’éleva 15 mètres au dessus de nos têtes, avant que je ne le retrouve tout blanc.
– Wouhouuuuuuuuuuuuu!
– Ouais…
Mon cœur bat toujours aussi vite. Sur le chemin du retour vers la tente, nous avons partagé toutes les émotions de cet événement. À cinq heures de marche de tout contact humain, la pire chose est de voir son partenaire enseveli sous une avalanche.
– D’où venez-vous?, me demande le guide. Savez-vous que vous avez besoin d’une autorisation pour venir skier dans cette zone?
Je réalise alors que je n’ai rien à faire là. Son collègue ne disait rien.
– Savez-vous que vous ne pouvez pas camper dans le parc et qu’il est illégal de faire du feu ou de couper du bois?
La veille, nous avions passé deux heures à ramasser du bois mort au sol. Nous avions de quoi faire du feu pour nos deux soirées. Je pense que nos sourires et notre bonne mine les ont rassurés dans un premier temps. Ensuite, je me suis dit qu’ils devaient peut-être voir en nous une jeunesse, certes un peu farouche et inconsciente, mais surtout débordante d’envie d’aventure extrême. Plus les interdictions que nous avions transgressées s’accumulaient, plus leur constat les faisait rire.
– Il reste encore beaucoup de vert sur cette branche, dit-il avec un air un peu accusateur.
Nous apprendrons que ces guides venaient de Banff et qu’ils avaient été appelés par les patrouilleurs de la station de Sunshine qui avaient repéré notre avalanche et avaient remarqué deux traces à l’entrée et une seule trace à la sortie... Ils avaient donc parcouru, en deux heures, les 40 km de route qui séparent Banff de Sunshine, pris la gondole qui mène au point le plus reculé de la station et étaient venus en peaux de phoque et avec un chien jusqu’à notre campement. En deux heures… alors qu’il nous en avait fallu cinq.
– Dormez-vous ici ce soir?
– Oui.
– Bien. Restez au chaud, la nuit sera froide.
Nous les avons observés repartir. « Qu’est-ce qu’ils sont sympas les guides, ici! », s’exclame Mathieu. On avait déjà fait ce constat à plusieurs reprises au Canada et aux États-Unis en se faisant attraper dans des élans de hors-pistes interdits. Certains (probablement pour nous impressionner) nous amenaient même à des endroits où nous ne serions jamais allés seuls.
Ce qui nous a vraiment impressionnés, c’est le fait que ces guides soient venus si vite. Nous étions fiers de notre rythme — nous qui ne faisions plus de sport quotidiennement —, mais quand même : cinq heures contre une… Il fallut attendre le lendemain matin pour comprendre. En suivant le reste de leurs traces soufflées par le vent, nous avons découvert derrière les sapins les traces d’une motoneige. Nous n’étions pas si mauvais. Et en suivant ces motorisés, il nous fallut à peine plus d’une heure pour rentrer à la station. Nous n’étions donc pas aussi loin que nous le croyions. On se sentait pourtant au bout du monde. C’est ça aussi le ski hors-piste : être là où il n y a personne et se sentir ailleurs.