Bolivie : la route de la Mort à vélo
À environ une heure de La Paz, la Ruta de la Muerte a la triste réputation d’être la route la plus dangereuse du monde. De nos jours, on peut cependant la dévaler à vélo en toute sécurité — du moins, en demeurant très prudent. Compte rendu de trois heures de folle descente dans un cadre aussi ravissant que spectaculaire, de 4750 à 1200 m et de 5 à 25 °C.
J’ai les doigts gelés, les pieds frigorifiés, le nez transi. Depuis 15 minutes, je roule à vélo à 70 km/h sur du bitume bien lisse, le long d’une fabuleuse vallée aux sombres parois. J’ai beau m’arrêter prendre quelques clichés du décor dantesque qui défile devant moi, rien n’y fait : de tôt matin, à 4750 m d’altitude et en cette fin d’automne austral, ça caille drôlement dans les hauteurs andines.
Au loin, en contrebas, la vallée s’emplit bientôt de nuages, ajoutant une note de féérie aux lieux. « T’es chanceux, ça n’arrive qu’une fois tous les trois mois, me confirme Santiago, 21 ans, mon sympathique guide bolivien au français impeccable. L’ennui, poursuit-il, c’est qu’on risque d’emprunter la route de la Mort dans une belle purée de pois. »
Au terme d’une trentaine de kilomètres de descente à fond de train, les appréhensions de Santiago se vérifient : au point de départ de la section la plus époustouflante de la Ruta de la Muerte — qui forme désormais un parc —, on ne voit qu’à quelques mètres devant nous. Aurais-je fait tout ce chemin pour rien?
Tandis que le chauffeur de notre minibus prépare les vélos, nous enfournons nos sandwiches sous l’œil inquisiteur du pitbull de la gardienne du parc (un présage?). Mais voilà que le ciel s’éclaircit : pas de temps à perdre, nous enfourchons nos montures et hop! c’est parti pour la gloire, sur cette looooongue route accrochée à flanc de falaise, qui serpente jusqu’à 800 m au-dessus du vide. Pas d’asphalte ou de béton, que de la terre, de la pierraille et des nids-de-poule, sur à peine trois mètres de largeur... en général.
« Regarde! C’est ici qu’un cycliste distrait, en train de parler à son ami, a fait une chute mortelle : il n’a pas vu que la route rétrécissait », me dit Santiago en passant à la hauteur d’une échancrure dans la voie, comme si une pelle mécanique avait pris une bouchée dans la falaise. Le long de cette route qu’on surnomme aussi Camino de la Muerte, on compte plus de croix plantées en souvenir des défunts que de garde-fous…
S’il arrive encore que des cyclistes meurent ici, c’est par distraction, parce qu’ils sont trop confiants ou parce que ce sont des kamikazes qui dévalent la route... à tombeau ouvert. « Il existe aussi des entreprises pas trop sérieuses, avec des vélos merdiques, sans normes de sécurité et même avec des guides et des chauffeurs ivres! » indique Santiago. Celle que son père a fondée en 1995, Madness Adventures, est la plus ancienne en opération à La Paz, et les standards de sécurité comptent parmi les plus élevés. C’est qu’on ne badine pas avec la route de la Mort.
Construite pour relier la ville de La Paz au village andin de Coroico, cette route des Yungas — son autre nom — a été creusée à même les falaises par des prisonniers du Paraguay capturés lors de la guerre du Chaco, qui a opposé ce pays à la Bolivie, de 1932 à 1935. « Ceux qui tentaient de s’échapper étaient jetés du haut du balconcillo, un promontoire donnant sur un précipice, et ceux qui s’en sortaient par la suite étaient éliminés par des tireurs d’élite », me dit Santiago, en ajoutant que ce n’est pas de là que la route de la Mort tient son nom.
Une fois parachevée, cette route a en effet vu se multiplier les accidents mortels de véhicules et camions lourds, autobus bondés compris. « On compte les morts par milliers depuis son inauguration », assure Santiago. Il fut un temps où jusqu’à 300 personnes y perdaient la vie chaque année.
Outre le brouillard ou la poussière soulevée par les véhicules, qui obstruaient tous deux la vue, c’est quand les conducteurs tombaient nez à nez que le pire arrivait, la route n’étant généralement pas assez large pour leur permettre de se croiser. Surtout pas dans le « virage de la Mort », particulièrement périlleux.
« Non seulement on n’y voit pas ce qui arrive au détour, mais sa pente est trop inclinée, et la courbe, trop forte; lorsque deux véhicules arrivaient face à face, l’un d’eux devait reculer et il glissait parfois dans le ravin, surtout par temps pluvieux, quand la route devenait boueuse », explique Santiago.
De nombreux camions lourdement chargés et plusieurs bus ont ainsi terminé leur course à des centaines de mètres plus bas, entraînant dans leur morbide sillage le péril de leurs occupants. Par endroits, le ravin est si profond qu’on ne voit rien du haut; ailleurs, on aperçoit parfois des carcasses de bus ou de poids lourds.
« Attention, une motocyclette : garde bien la gauche! » lance Santiago, alors que nous entamons un virage. Comme si emprunter cette route n’était pas assez vertigineux, il faut toujours rouler comme en Angleterre — surtout dans les courbes —, ce qui nous force souvent à frôler le vide. « Comme ça, les conducteurs peuvent mieux évaluer la distance qui sépare leurs pneus du bord de la falaise, explique Santiago. C’est le seul endroit en Bolivie où on circule comme ça. »
Alors que je continue à dévaler la route avec mes deux guides, les yeux écarquillés et éblouis par le ravissant cadre montagneux qui m’entoure, nous croisons bientôt la grille d’une résidence, aux environs du kilomètre 15.
– Qui peut bien vivre dans ce trou perdu?
– « Vivait », devrais-tu dire. C’est l’ancienne maison de Klaus Barbie!
Avant d’être expulsé en France en 1983 et d’être condamné à perpétuité pour avoir envoyé des centaines de juifs français à Auschwitz, celui que l’on surnommait « le boucher de Lyon » a longtemps vécu en Bolivie sans jamais être inquiété. Dans les années 60, il a même servi de conseiller à l’armée bolivienne pour retrouver et torturer des opposants, avant de former une organisation paramilitaire baptisée Les fiancés de la mort. Quoi de plus approprié, pour un meurtrier qui cherche à s’établir, que cette route?
Le plus paradoxal, avec cet itinéraire, c’est que même si les références morbides ne nous lâchent pas d’une semelle, le décor est tellement extraordinaire qu’il en devient tout simplement vivifiant : hauts sommets verdoyants, falaises qui donnent le tournis, vallée riante et pimpante…
Plus nous dévalons la route, plus le décor change et la température se réchauffe. Après une trentaine de minutes, des effluves de forêt tropicale commencent même à remonter, et nous devons bientôt nous délester de l’une de nos trois pelures d’oignon, juste après être passés sous une cascade.
Une heure plus tard, au terme de cette descente qui peut en durer trois, la route ne longe plus la falaise, mais traverse une abondante végétation touffue et piquée de fleurs, tandis que se profilent de nouveaux sommets ahurissants de joliesse.
Puis, tout à coup, sans tambour ni trompette, le chemin de terre rejoint une route pavée, celle qui mène au village de Coroico, peuplée de descendants africains. C’est là que la route de la Mort… vient mourir.
– Terminus, tout le monde descend! lance Santiago.
– Ah non, c’est pas déjà fini! dis-je, tout penaud… On peut recommencer?
Bon à savoir
La section périlleuse de la Ruta de la Muerte proprement dite couvre 37 km, après 30 km qui se roulent aisément sur le bitume. La plupart des excursions s’arrêtent à Yolosa, à 1200 m, mais certains complètent le circuit en s’offrant les 300 derniers mètres de dénivelé positif jusqu’à Coroico, à 1500 m. La visite se termine par un buffet dans un camping, où on peut piquer une tête dans une piscine ou une rivière, avant d’enfiler une cerveza et d’enfourner un repas de buffet. À l’aller, compter environ une heure de voiture depuis La Paz pour gagner le point de départ, et trois heures au retour, par la nouvelle route. Meilleure période : de mai à octobre, en dehors de la saison des pluies.
Madness Adventures propose des excursions avec encadrement de deux guides pour chaque groupe de sept cyclistes, vélos de montagne bien rodés et transport inclus. Le minibus ferme la route et sert de voiture-balai en cas de pépin.
madness-bolivia.com
Le voyagiste montréalais Uniktour propose d’excellents circuits clés en main et des séjours sur mesure concoctés rapidement et avec brio, partout en Bolivie — ainsi que dans le monde. En l’espèce, chaque étape d’un circuit de dix jours (Santa Cruz-Sucre-Potosi-Uyuni-Sud Lipez-La Paz-Santa Cruz) a été programmée efficacement avec de très bons guides, souvent francophones.
uniktour.com
Quatre fois par semaine, Copa Airlines relie Montréal à Santa Cruz, métropole de Bolivie, via Panama City. On atterrit ainsi à 400 mètres d’altitude et non à 4000 m, comme à La Paz, ce qui permet de s’acclimater plus aisément à l’altitude, en réservant la route de la Mort pour la fin du séjour.
copa.com
Guides : le Lonely Planet Bolivie (en français) et le Routard Pérou-Bolivie (moins complet et détaillé que le précédent).
L’auteur était l’invité de Copa Airlines et de Uniktour.