Ultra-Trail World Tour : Frissons à Hong Kong
L'Ultra-Trail World Tour, ce sont douze courses de 100 km ou plus, disputées partout sur la planète. Cette année, je participe à trois des courses de ce championnat : Hong Kong, Australie et Mont Blanc. Et comme j'aime bien les surprises, je prendrai chaque départ sans jamais étudier le tracé, le dénivelé ou les ravitaillements... De toute façon, que pourrait-il bien m'arriver?
« Mais que font tous ces gens ici, en pleine nuit et en plein vent, en haut de cette montagne ? »
En cette journée anormalement glaciale, le sommet du Tai Mo Shan est pris d’assaut. Des dizaines de tentes sont plantées le long du parcours du Hong Kong 100, résistant très mal aux rafales qui arrachent les toiles mal arrimées. La route que nous devons emprunter pour parcourir les cinq derniers kilomètres de cette première étape de l’UltraTrail World Tour 2016 est complètement bloquée par des centaines de voitures.
Mon corps est transpercé par le froid humide qui s’est abattu sur cette montagne de près de 1000 m de haut, point culminant de l’archipel. Après 95 km de course et l’esprit aussi gelé que mes doigts, je ne comprends pas pourquoi les Hongkongais, peu habitués au froid, envahissent l’endroit que je cherche à fuir, malgré mon entraînement hivernal québécois.
Quatre semaines plus tôt, je fêtais Noël en finalisant l’achat de mes billets d’avion. Un voyage un peu fou, organisé sur un coup de tête : départ de Montréal jeudi à l’aube, puis courte escale à Toronto, suivie de près de 16 h de vol jusqu’à Hong Kong. Je ne savais même pas qu’un avion de ligne pouvait voler aussi longtemps sans arrêt.
Entre l’atterrissage vendredi aprèsmidi et le départ de mon premier ultramarathon de la saison, le samedi 23 janvier au matin, il me faudrait absorber 13 h de décalage horaire et une seule et très courte nuit. Mais c’était le prix à payer pour m’offrir la première compétition asiatique de ma carrière de coureur, insérée de justesse entre mes journées de travail. Malgré cet horaire ridiculement serré, je me disais qu’au moins, j’allais pouvoir courir au chaud et prendre une pause de l’hiver montréalais. Erreur.
J’ai chaud. Pendant quelques minutes au moins. Plutôt que de rire des avertissements de grand froid lancés depuis 10 jours par les organisateurs, je porte ce qu’il faut pour affronter la tempête exceptionnelle qui s’abat sur la ville. Sauf qu’à chaque détour du sentier, on alterne entre un vent de force 8 et le calme plat. À l’abri, je suis trop couvert et je surchauffe, mais les bourrasques reprennent sans jamais me laisser le temps d’ajuster mes vêtements. Et là, paf! j’ai froid. Pas moyen d’être bien, pas une minute. Même les drones tombent du ciel, comme en témoignent les épaves aperçues plus tôt, écrasées sur le bord de la route après avoir été larguées par des opérateurs totalement inconscients. Sur une crête particulièrement exposée au vent, ce sont les coureurs eux-mêmes qui luttent pour ne pas s’envoler.
Avancer dans ces conditions est pénible, mais la vue est belle : de minuscules îles désertes découpent l’océan par dizaines. Il est difficile de croire qu’au pied de certaines de ces montagnes surplombant l’eau, sept millions de personnes s’entassent dans une ville excessivement verticale.
À ma grande surprise, je constate que le béton de la mégapole étend ses tentacules jusque dans les moindres recoins : quasiment depuis le départ, cette course « en sentier » emprunte des escaliers ou des trottoirs coulés en pleine nature. Il semblerait que les racines et les cailloux soient trop périlleux pour les citadins d’ici... Pour moi qui suis habitué aux bains de boue des Laurentides, c’est un véritable choc culturel.
Un autre choc, visuel cette fois, m’est offert par les compétiteurs locaux : les couleurs et les motifs des cuissards, portés par les concurrents chinois, sont plus psychédéliques que tout ce que j’ai pu voir sur les jambes des coureuses québécoises les plus extraverties. C’est particulièrement divertissant de suivre une paire de fesses masculines moulées de rose fuchsia, et ça fait oublier qu’en cette journée, il fait probablement plus chaud à Montréal qu’à Hong Kong.
C’est bien ma veine d’être coincé entre deux records météo : après avoir fui, l’espace de quelques jours, un des hivers québécois les plus doux de mémoire d’homme, je me retrouve en plein cœur de la journée la plus froide – depuis trois générations – de cette ancienne colonie britannique. Tellement froide qu’ils annoncent de la neige en altitude. Ah! Je comprends enfin pourquoi tous ces gens se précipitent en haut du Tai Mo Shan, au beau milieu de la nuit : ils viennent voir la neige tomber! Alors que je franchis le point culminant du parcours et que j’entame l’ultime descente vers la ligne d’arrivée, je manque de tomber en glissant sur une plaque de glace. Je me rattrape toutefois facilement, mettant à profit mes réflexes aiguisés par des kilomètres d’entraînement sur du verglas.
Quelques instants plus tard, des bénévoles nous informent que le parcours est légèrement modifié. Les voitures des météorologues du dimanche sont tellement nombreuses que les coureurs ne peuvent plus passer. L’ironie de cet ajustement de dernière minute, c’est que le détour nous fait quitter la route pour emprunter... un sentier. Le choc culturel se prolonge.
Finalement, c’est à minuit et six secondes que je franchis la ligne d’arrivée, manquant de peu l’honneur de remporter un trophée en plastique doré décerné aux seuls coureurs ayant terminé le Hong Kong 100 en moins de 16 h. Six secondes de trop. Mais c’est le cadet de mes soucis, car je ne pense qu’à une chose : une douche brûlante. Il me faudra trois heures supplémentaires pour l’atteindre, car un embouteillage monstre bloque la navette qui doit conduire les coureurs jusqu’aux taxis. Quatrevingtdix minutes à trembler de froid, enveloppé dans ma couverture de survie comme une patate au four.
Puis, j’ai droit à vingt minutes en minibus, avant de dénicher un taxi rouge jusqu’à l’île de Lantau, et de changer pour un taxi bleu jusqu’au village de Mui Wo, pour enfin conclure avec vingt minutes de marche le long de la plage jusqu’à la maison de mes hôtes.
À trois heures du matin, les policiers se sont arrêtés pour regarder passer cet hurluberlu déguisé en papillote...
À peine lavé, réchauffé et restauré, je dois reprendre l’avion, traverser la ligne internationale de changement de date à rebours et rentrer à Montréal pour travailler. En arrivant au bureau, je guette la première occasion pour lancer la réplique que je prépare depuis quelques jours déjà : « Si j’ai passé une bonne fin de semaine ? Oh oui, je suis allé courir 100 km à Hong Kong. Et toi ? »