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  • Crédit: Lolë White Tour

Événements sportifs de masse : la nouvelle messe

Le Marathon de Montréal fracasse constamment des records d’achalandage et les évènements sportifs de masse, du yoga aux courses d’obstacles, sont légion. Alors, est-ce que les Wanderlust, Lolë White Tour et Spartan Race sont en passe de devenir la nouvelle religion ?

Samedi matin ensoleillé, début août. J’enfile mes vêtements de yoga tout neufs, j’attrape une bouteille d’eau et me dirige vers le Vieux-Port de Montréal pour la session de yoga en plein air de la tournée Lolë White. Je n’ai pas fait trois pas sur ma rue que je croise d’autres disciples, toutes vêtues de blanc immaculé. Nous nous regardons furtivement, sourire en coin. Sans équivoque, notre destination est la même. Partout, les badauds nous dévisagent d’un air ahuri. À l’entrée, quai Jacques-Cartier, pas d’attente. La machine Lolë est admirablement bien huilée. Des gens souriants nous accueillent avec un sac de produits : barre aux graines de lin et quinoa, crème pour le corps tonifiante et « remodelante », fruits séchés d’une épicerie bio. Nous traversons les kiosques des entreprises partenaires. Il y a des lieux pour prendre des photos et les diffuser. Nous sommes environ 6 500 participantes avec probablement moins de 10 % d’hommes. Je me sens dans un bassin de « clientèle cible ». La vue sur Montréal est magnifique. Bientôt, la session de yoga commence. Une petite brise matinale souffle et le soleil chauffe notre épiderme; à moins que ce ne soit les milliers de tapis de yoga jaunes Lolë étalés à perte de vue devant nous. Enivrée par le spectacle grandiose des milliers de corps vêtus de blanc qui bougent simultanément, je m’abandonne à la communion dominicale.

« L’idée de se rassembler, de s’inscrire dans un rythme commun grâce au synchronisme des mouvements pour faire partie d’un tout se retrouve dans plusieurs religions, indique Olivier Bauer, théologien à l’Université de Montréal. On s’agenouille, on se lève, on chante en même temps; il y a une union. »

En quelques années, le nombre de rassemblements et d’évènements populaires sportifs a explosé partout. Certains comme Wanderlust, à Tremblant, sont pratiquement devenus la Mecque québécoise des amateurs de yoga. Quatre jours de festivités en nature avec en plus des séances Ashtanga, Vishranta et ayurvédique, de la musique, des conférences, de la méditation et des activités de plein air. Le tout avec une offre alimentaire bio et locale bien garnie.

«  La première fois que j’ai entendu parler du festival, je me suis demandé pourquoi faire du yoga avec tous ces gens alors que je pouvais le pratiquer seule chez moi », se souvient Geneviève Guérard, porte-parole de l’évènement et copropriétaire du Studio Wanderlust, à Montréal.

« Que ce soit du yoga, des marathons, ou des courses à obstacles, la dimension communautaire est centrale dans les évènements sportifs de masse », explique Benoît Melançon, chercheur spécialisé dans la relation entre le sport et la culture à l’Université de Montréal. Les médias sociaux créent des groupes virtuels, mais les gens veulent se rassembler, créer une communauté concrète Ces évènements récurrents deviennent des activités sociales où les participants peuvent se retrouver.

Se mettre en scène

Lors de ces évènements, les selfies circulent abondamment sur les réseaux sociaux.

« Pour que les gens sachent que l’on a participé à l’évènement, que l’on s’y est bien classé, on se met en scène. Comme si la réussite n’avait du sens que si elle était validée par un grand nombre de personnes », analyse M. Melançon. Olivier Bauer lui y voit une façon efficace d’évangéliser. Côté spectacle, avec ses fils barbelés et ses médailles, le Spartan Race ne donne pas sa place. Des participants y sont habillés en superhéros et équipés comme des guerriers spartiates. Lors de sa première participation, Jean-Pierre Serra, 37 ans, a succombé à la tentation en tapissant son mur Facebook de photos de lui en action et avec ses médailles au cou.

Entrer dans la messe

Lolë White Tour
2012 : premier évènement à Montréal, plus de 2 000 participants
2014 : 4 villes, 6 000 participants à Montréal
2015 : 5 villes, 6 500 participants à Montréal

Spartan Race
2010 : premier évènement à Burlington, au Vermont, avec 750 participants
2014 : 130 évènements dans 15 pays
2015 : 240 évènements dans 25 pays

Marathon de Montréal
1979 : premier évènement, 9 000 participants
2009 : près de 19 000 participants, plus du double de l’année d’avant
2014 : près de 35 000 participants

Wanderlust
2009 : premier festival en Californie
2013 : évènement d’une journée à Tremblant, plus de 800 participants
2014 : premier festival complet à Tremblant, plus de 2 300 participants
2015 : 20 évènements dans le monde
 

Lysanne Goyer, psychologue, chef du service de psychologie au CHUM et première Québécoise à avoir couru le marathon de l’Everest en 2012, n’y voit rien d’inquiétant.

« C’est sain de partager ses réalisations, dit-elle. On le fait pour tout, nos succès professionnels, nos enfants. C’est dans la nature humaine. »
Flairant la bonne affaire, il est compréhensible que des commanditaires et des marques comme Lolë n’hésitent pas à mettre sur pied leurs propres évènements.

« Soit les marques trouvent des évènements pertinents pour leur positionnement, soit elles en créent. Mais, pour que ce soit vraiment efficace, et rejoindre même ceux qui n’y participent pas, il faut exploiter au maximum la visibilité de l’évènement dans les médias », explique Bernard Motulsky, titulaire de la Chaire de relations publiques et communication marketing à l’Université du Québec à Montréal.

Lorsque l’on regarde l’ampleur du phénomène actuel, c’est à se demander si les entreprises ne créent pas des besoins. Mais, d’après Bernard Motulsky, les marques ne font que les exploiter.

« L’humain est grégaire, il a besoin de faire la fête, de participer à des manifestations collectives et d’ailleurs, les Romains l’avaient bien compris avec leurs stades. »

Historiquement, c’est vrai, rien de nouveau sous le soleil. Les fêtes communautaires où l’on mettait en scène des individus dans des courses ou des combats pour tester leur virilité et les positionner dans la hiérarchie sociale se retrouvent partout. Les riches avaient leurs tournois médiévaux, puis leurs carrousels. Laurent Turcot professeur d’histoire à l’Université du Québec à Trois-Rivières et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en histoire des loisirs et des divertissements donne l’exemple de la guerre des poings. Aux XVIe et XVIIe siècles, les hommes de deux paroisses de Venise s’affrontaient sur un pont.

« On obtenait des points par exemple si l’on faisait saigner son concurrent ou le balançait par-dessus bord. Ces combats servaient au défoulement des jeunes mâles et à démontrer aux jeunes femmes le potentiel de puissance et la virilité des opposants. »

D’ailleurs, les femmes ne sont pas en reste. En Angleterre, au XVIIIe siècle, elles participaient à des courses dans des fêtes rurales. Les évènements évoluent, mais leur mise en scène persiste à travers les âges.

 


Se dépasser

Encore faut-il que le corps suive. Plusieurs participants à ces évènements n’ont d’ailleurs qu’un objectif en tête : se dépasser. « Au début, j’avais des préjugés sur Spartan Race, avoue Jean-Pierre Serra. Je pensais que c’était un prétexte pour se salir dans la bouette, mais cela représente 1 % de la course. Pour le reste, il faut se dépasser physiquement. » D’ailleurs, Jean-Pierre n’y va pas pour socialiser. Il s’entraîne rigoureusement cinq fois par semaine avec un programme d’exercices variés et intenses. Il n’est satisfait de sa performance que lorsqu’il est dans les 15 % au sommet de sa catégorie. L’aspect compétitif le pousse à se dépasser. Plus il s’améliore, plus il est motivé.

Se hisser en haut d’une corde de 20 pieds sans nœuds, traverser une lignée interminable de barres parallèles, lancer le javelot, monter des collines avec des poches de sable, traverser une slackline : les épreuves sont variées et nécessitent un bon niveau d’entraînement. Le nombre de participants à la carrure athlétique est d’ailleurs impressionnant. Cette année, ils étaient plus de 7 000 à se donner corps et âme à la course de Tremblant.

Alors, l’évènement sportif de masse est-il devenu la nouvelle religion pour lequel l’humain souhaite se transcender?

« À un moment donné, dans un marathon par exemple, le corps n’en peut plus, indique Olivier Bauer qui s’y est mis l’an dernier. Il y a l’idée de se dépasser, d’aller chercher dans la force du groupe quelque chose que l’on n’a pas à l’intérieur de soi. Comme lorsque l’on demande de la force à Dieu. »

Garder un équilibre

La forme physique est à la mode et la psychologue et conférencière Lysanne Goyer est d’avis que plusieurs raisons saines peuvent expliquer l’investissement d’autant d’heures dans l’entraînement.

« La santé, d’abord. Puis, bien des gens très investis dans leur carrière, dans leurs enfants, ont besoin d’avoir des projets à eux, de se réapproprier leur vie. Également, un moyen de passer au travers une épreuve, sans tomber dans l’alcool par exemple, est de se donner des objectifs sains. Le cadre engendre un sentiment de sécurité, de reprise de contrôle. Se dépasser permet de se sentir valorisé. » Toutefois, il ne faut pas franchir la mince ligne entre détermination et obsession. Si l’on décide de s’entraîner pour un marathon par exemple, il faut avoir du temps.

Jean-Pierre, chef d’entreprise, conjoint, papa de trois enfants, voit justement dans l’entraînement une façon de garder son équilibre et d’être plus productif.

« Je suis dans un domaine créatif, j’ai besoin de m’entraîner. J’ai mes meilleures idées en courant! Puis, j’ai besoin de ces moments où je suis seul. »

« Aujourd’hui, les milliers de participants à un évènement n’ont pas de véritables liens entre eux, affirme Laurent Turcot. On est dans le dépassement de soi. Le corps devient un symbole, une manière d’afficher sa réussite sociale. D’ailleurs, pour participer, il faut de l’argent et du temps, un luxe que plusieurs n’ont pas. »

Olivier Bauer se demande aussi si ces rassemblements permettent de créer de véritables liens. « Est-ce qu’on y va seulement pour avoir un ventre plus plat, ou les gens de différents horizons discutent, se rencontrent réellement? », questionne-t-il.

Personnellement, pas de nouvelles rencontres à Lolë White. Chose certaine, les six mille cinq cent participantes auront vécu l’expérience de se retrouver un matin dans le Vieux-Port pour faire du yoga avant de se quitter, souriantes, sur une petite homélie sur l’amour et la paix dans le monde. Il y a pire pour un samedi. Et elles auront pris le temps d’immortaliser le moment, et de le partager sur Facebook. À Rome, on fait comme les Romains…


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