Projet Karibu : drogués par le Nord
Partis de Montréal le 27 décembre 2013, les quatre Québécois du projet Karibu ont atteint Kuujjuaq, le 5 mai dernier, après 2 000 kilomètres en ski de fond. Marie-Andrée Fortin et Bruno-Pierre Couture, deux membres de l’équipe, nous racontent leurs 130 jours d’aventure, une confirmation de leur amour pour l’hiver et le plein air.
Comment s’est passé votre retour dans le « monde réel » après votre expédition?
Bruno-Pierre Couture : Le retour n’est pas si facile. C’est très épuisant, mais on l’a tous vécu différemment. Pour Jacob [Racine], ça a été un calvaire. Il a eu de grosses inondations dans sa maison. Pour moi, cela a été relax, car j’ai subi une opération à la main. Je suis passé de l’activité quotidienne intense à… rien du tout! En expédition, tu prends l’habitude d’avoir ta dose d’endorphine quotidienne, de bien dormir à cause de la fatigue. Et puis, à la fin, tu reviens dans un monde où tout le monde veut te voir. Au lieu de te coucher au rythme du soleil, tu étires les soirées jusqu’à minuit et tu te réveilles le lendemain, à sept heures, fatigué. Tu réapprends aussi à voir des conversations rythmées, des changements de sujets très rapides, alors que toi, tu n’arrives plus à suivre!
Marie-Andrée Fortin : J’ai eu l’impression de vivre dans un tourbillon depuis notre retour. Le fait d’être allé guider au Maroc m’a fait beaucoup de bien. Être dans un autre contexte, en guidant d’autres personnes qui étaient dans un autre état d’esprit par rapport à leur défi, dans le dépassement de soi, alors que nous, pendant l’expédition, on était certain de pouvoir y arriver.
Quel bilan en faites-vous?
B-P C : J’ai le sentiment que l’aventure s’est faite par elle-même, naturellement. On s’attendait à « manger du vent » tout le long. Finalement, ça ne s’est pas produit. Notre timing face aux conditions climatiques et à l’hiver était toujours bon. Il a fait beau et chaud quand il le fallait. Le seul bilan que l’on puisse faire, c’est d’avoir été chanceux.
M-A F : Pas de bobos non plus, à part quelques engelures, mais on s’y attendait. On a comme été plate (rire)! Ce sont les paysages qui nous ont énormément parlé et touchés. Y évoluer est devenu notre vie routinière, un genre de « métro, boulot, dodo », mais dans un contexte différent.
B-P C : On avait atteint un niveau de vie, proche de la perfection, où tout le monde était à l’aise. Une vie facile, sans stress. Ce qui était extrême pour nous, ce n’était pas la neige ou une température de - 40°C, mais de parler au téléphone. Devoir tout faire pour économiser la batterie n’avait plus de sens.
Vous êtes tombés encore plus amoureux du plein air et de l’hiver.
B-P C : Ce n’est plus un besoin ou une passion. On a dépassé ce stade. C’est rendu une nécessité. Il faut que je reparte. C’est viscéral, au même titre que de me nourrir. Mais ce n’est pas tout à fait sain non plus. C’est comme une drogue. Avant, j’étais zen dans le trafic. Aujourd’hui, je ne suis plus capable de le rester!
Quels ont été les meilleurs et les pires moments?
M-A F : Je crois que, pour tout le monde, les moments les plus compliqués ont été ceux des ravitaillements. Le fait d’être tellement dans notre bulle à quatre, cela nous paraissait étrange de voir d’autres personnes, de ne pas savoir comment elles allaient réagir et interagir avec nous. On avait de la misère à organiser et être systématique dans un ravitaillement. On avait surtout hâte de repartir, de retourner dehors, dans notre bulle. Dans les derniers moments, Jacob nous faisait remarquer comment on avait le temps de penser et de le faire jusqu’au bout. C’est une chose assez rare aujourd’hui, avec toujours des stimuli autour de nous.
B-P C : Quand on arrivait dans les villes et les villages, c’était assez étrange pour nous. Les gens voulaient nous parler. On allait rencontrer certaines personnes, les maires, la mairesse... L’impression que l’on avait plus le contrôle dans cet environnement-là. C’était difficile, mais on le referait de la même façon. Passer dans les villes a été extraordinaire. Ces gens qui venaient nous voir. Il y avait de l’amour. L’un des buts de l’aventure était aussi de rencontrer des gens. Rater cette réalité, faire semblant que cela n’existe pas, cela aurait été dommage.
M-A F : Je me souviens notamment de notre départ de Mont-Laurier. Les habitants étaient à leur fenêtre et faisaient des signes. Ç klaxonnait de partout. C’était fou!
B-P C : Comme on dit, les meilleurs moments sont souvent collés aux pires. Les beaux moments, ça a été les rencontres, les paysages, la cohésion dans le groupe... Mais tout ça, c’est aussi les pires.
Que ressentiez-vous à évoluer dans des terres sauvages, loin de la civilisation?
M-A F : Juste de la zénitude! En skiant, j’avais de la musique dans les oreilles. Quand je la réécoute, ça me ramène là-bas. Je revois les paysages. C’est fou comment la nature peut récréer des paysages aussi variés avec les mêmes éléments : de l’eau, des montagnes, des arbres. C’était incroyable!
Écouter les pistes audio que vous avez postées sur Internet vous a également permis de philosopher.
M-A F : Oui, et d’avoir du temps pour réfléchir quand on skiait, ça m’a permis de prendre certaines décisions. Notamment dans mon engagement social. Je vais mettre le pied dedans. Des choses que j’ai toujours voulu faire. Je me sens à un beau tournant dans ma vie.
Comment se déroulait la vie à quatre?
B-P C : La journée, on ne skiait pas tout le temps les quatre ensemble. Souvent, on se suivait à bonne distance, chacun dans sa bulle. Il y en avait des plus rapides que d’autres : Jacob sur les grandes étendues, Sébastien dans le bois. Il partait et coupait les branches comme un mousquetaire. On se demandait comment il faisait pour aller aussi vite!
M-A F : On s’est donné une méthode de travail. On faisait automatiquement une pause ensemble, vers 11 heures. À 13 heures, on mangeait et on prenait 1 h 30 de repos. Nouvelle pause à 16 heures, puis on finissait notre journée entre 18 et 19 heures, pendant la période de printemps. En hiver, le soleil se couchait beaucoup plus tôt et on arrêtait de skier entre 16 et17 heures.
Et le soir?
B-P C : On s’adaptait au soleil, donc on se couchait de bonne heure. Et avec la fatigue, on dormait bien. Il nous est arrivé plusieurs fois de dormir 12 heures de suite, de 19 heures à 7 heures! Si le soir on discutait ou on regardait les aurores boréales, le réveil était plus difficile le lendemain. Passer quelques heures de plus dehors, on le sentait. On était pété!
M-A F : On avait un super cadran pour le réveil : Bruno-Pierre! Tous les matins, à 7 heures, il se réveillait et nous avec.
Votre aventure se voulait aussi un hommage à l’expédition Québec 80, réalisée par cinq Québécois en 1980. Avez-vous eu des réactions de leur part?
M-A F : Beaucoup de fierté de voir la relève. Pas simplement le défi, mais le fait de promouvoir d’aller jouer dehors.
B-P C : De façon simple, sans grosses banderoles publicitaires. Pour eux, cela a ravivé beaucoup d’émotions et de souvenirs. Ils te regardent, mais pas vraiment. Tout ce qu’ils voient, c’est eux en train de skier il y a 30 ans.
M-A F : Ils m’ont confié quelque chose de touchant : « On aurait vraiment dû t’avoir dans l’équipe ». Ils ont manqué d’une touche féminine. J’aurais aimé être là à cette époque.
Quelle suite allez-vous donner à cette aventure?
M-A F : Avec les images tournées durant l’expédition, on veut en faire un film documentaire que l’on aimerait montrer aux gens l’hiver prochain. On cherche un diffuseur. On veut aussi organiser une série de conférences, individuelles ou en groupe, à l’automne. On travaille sur une grosse conférence à Montréal, à laquelle on inviterait les gars de 1980.
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