2 000 km (!) en ski de fond
Pour apprivoiser l’hiver, rien de mieux que de vivre dehors pendant 120 jours et traverser le Québec! Incursion au cœur du projet Karibu entre Chibougamau et Mistissini afin de vivre au rythme du territoire avec quatre aventuriers qui n’ont pas froid aux yeux.
Pour le commun des mortels, aller coucher dehors en plein mois de février au nord de Chibougamau est une pure folie. En tentant l’expérience durant cinq jours sur la « migration » des quatre membres du projet Karibu, j’ai dû sortir de ma zone de confort dans tous les sens du terme.
Mes aptitudes en camping d’hiver étaient plutôt maigres avant d’aller rejoindre les Karibus. Mon expérience se résumait à quelques petites nuits, ici et là, où je n’avais jamais dormi bien loin d’un lieu pour me réchauffer. En me levant, la veille de mon départ, je me suis demandé pourquoi je quittais le confort de mon nouveau lit pour aller me donner le la misère. La réponse est venue rapidement : le gout de l’aventure, de la découverte et du dépassement de soi vaut bien plus que le confort!
C’est ce même gout de l’aventure qui a poussé les quatre aventuriers du projet Karibu, Jacob Racine, Bruno-Pierre Couture, Sébastien Dugas et Marie-André Fortin, à se lancer sur les traces de cinq aventuriers, André Laperrière, Claude Duguay, Robert Piché, Robert Quintal et Louis Craig, qui, en 1980, qui avaient traversé le Québec en ski de fond. « Quand j’ai entendu parler de cette expédition, c’est venu frapper mon imaginaire. Ça démontrait que c’est possible de faire des expéditions gigantesques chez nous. Je pouvais faire ça dans ma cour. Pas besoin d’aller au Népal ou en Antarctique », lance Jacob Racine.
Pour cette équipe de guides, l’aventure est avant tout humaine et dès le départ, il était primordial d’inclure une femme dans l’équipe afin de former une équipe diversifiée, soutient Jacob. « Les femmes ne pensent pas de la même façon. Ça change la perspective du groupe et ça enrichit l’expérience », dit-il. Même son de cloche de Sébastien Dugas : « C’est important qu’il y ait une diversité dans une équipe. Ça permet de remettre en question des acquis et ça nous force à voir ce qu’on pourrait faire autrement. Ça nous permet d’en apprendre sur nous-mêmes et sur les autres. Dans une équipe, c’est bénéfique d’avoir une fille et des gens différents. »
Et ils sont tous sont bien différents les Karibus! Une chose les unit : la passion du plein air. Mais avant de devenir des guides, ils sont passés par des chemins forts différents. Il y a Jacob, le leader naturel, père d’un petit gars de trois ans et l’ainé du groupe (37 ans), qui a travaillé dans les communications avant de devenir guide. Bruno-Pierre, c’est l’ingénieur hyperactif de 27 ans, qui cherche à optimiser tout sur son parcours et qui de temps à autre lance un proverbe « ouzbek », tel que « le confort est l’énergie de celui qui ne veut pas relever de défis ». La charmante Marie-Andrée (33 ans) représente l’équilibre du groupe. Forte d’une expérience de sept ans d’enseignement au primaire, c’est elle qui doit tempérer – et subir – la surdose de fougue des « p’tits » gars. Et il y a Sébastien (33 ans), la force tranquille du groupe, qui médite sur l’environnement qui l’entoure et réfléchit toujours longuement avant de répondre savamment à une question banale.
Partis de Montréal en pleine tempête le 27 décembre dernier, entourés de gadoue et de neige brune, les Karibus ont emprunté le P’tit train du Nord jusqu’à Val-David. Puis, les villages se sont distancés et la forêt mixte a laissé sa place à la grande forêt boréale. Seuls quelques petits bastions, forts accueillants, restaient alors sur leur passage avant de franchir la frontière de la civilisation.
C’est lors de leur arrêt à Chibougamau que je suis allé les rejoindre. André Laperrière, de l’expédition de 1980, était venu à leur rencontre. « Ça faisait longtemps qu’on attendait que l’expédition soit rééditée! », lance le cascadeur qui avait tenté de traverser le Québec en solo, en vain, dans les années 90. « À l’époque, on pensait que cette aventure pouvait devenir un classique comme les expéditions qui mène au Pôle Nord. » Dès le début du projet, les Karibus ont contacté les aventuriers de 1980 pour partager ce précieux moment avec eux et recueillir le maximum d’informations pour mener leur projet à terme. Un documentaire tissant des liens entre les deux générations de grands voyageurs est d’ailleurs en tournage.
Pendant cet arrêt à Chibougamau, l’équipe en a profité pour se reposer, réparer les bris d’équipement et faire le plein de victuailles. La bouffe, c’est le carburant qui leur permettra d’atteindre leur objectif. Chaque jour, ils doivent engouffrer entre 7 000 et 9 000 calories. Ce dernier ravitaillement en zone urbaine leur garantit une autonomie de 25 jours… et la plus grosse charge qu’ils auront à tirer. Selon leur poids et leurs aptitudes physiques, chaque Karibu prend le départ avec un traineau rempli de 150 à 200 livres de matériel!
Un départ remarqué!
C’est sous un soleil éclatant que la suite de l’aventure est donnée depuis l’hôtel de ville de Chibougamau, le 13 février dernier, alors que Bruno-Pierre, ayant accepté de relever un défi si la page Facebook de l’expédition atteignait les 3 500 abonnés, déambule fièrement en petite culotte bleu poudre sur la rue principale avant de déguerpir dans la forêt pour quelques mois. Une prestation haute en couleur!
Quelques kilomètres à l’extérieur de Chibougamau, nous chaussons enfin les skis sur le lac de la Belle-Baie. Guillaume Raby, un pompier forestier du coin, nous accompagne en ski de fond. Il a décidé de jouer au « sherpa boréal » en tirant d’abord le traineau de Jacob, d’une charge de plus de 200 livres. À la première petite butte, il bloque sec et lance en riant : « Vous allez capoter dans les Otish! »
Au cours des cinq jours suivants, notre parcours est ponctué de lacs et de rivières, et chaque petit dénivelé devient une épreuve. Même les peaux de phoques ne suffisent pas à donner assez de traction pour monter les côtes : on doit enlever les skis, et parfois recevoir l’aide d’une ou deux personnes pour les franchir.
Je n’ai que 100 livres de matériel à trainer et je trouve l’épreuve intense. De plus, la clé en camping d’hiver est de rester au sec… Plus facile à dire qu’à faire avec une telle charge à trainer quand on veut suivre des Karibus bien rodés, qui ont près de cinquante jours de ski hors-piste derrière la cravate. Une chance que le relief est plat!
Pour se vêtir, la technique du multicouche est donc de mise. Dès qu’il commence à faire chaud, il faut enlever une couche pour éviter de suer à tout prix. Même s’il fait -20 degrés, il n’est pas rare que l’on skie avec seulement une couche de base en laine de mérinos. Alors que les Karibus trainent tout leur matériel dans un gros traineau, aussi appelée pulka, j’ai choisi de porter un gros sac à dos et tirer un petit traineau. Une belle erreur : mon sac me fait suer du dos, ce qui me refroidit dès qu’on arrête pour une pause.
En fin de journée, nous atteignons le fond du lac Galloway et nous installons le campement dans une tourbière pour la nuit. Nous tapons d’abord la neige à l’endroit où seront dressées nos tentes. Puis, dès qu’elles sont montées, les bruleurs s’allument pour faire fondre la neige et étancher notre soif. L’eau bouillante servira aussi à réhydrater nos soupers lyophilisés : du chili pour les Karibus et du bœuf Stroganoff pour moi.
Aussitôt le campement érigé, tout le monde se met au chaud. Je mets ma doudoune alors que les Karibus enfilent leurs habits d’astronautes : un ensemble de duvet une pièce, orange fluo, qui me rend un peu jaloux. Tout le monde en profite pour faire sécher ses vêtements et ses peaux de phoques en mettant le matériel humide à l’intérieur de son manteau, car en camping d’hiver, la seule source de chaleur, c’est soi-même.
Avec l’abondance de bois mort aux alentours du campement, nous décidons de faire un petit feu en profitant d’un splendide lever de lune. Après une grosse journée dans le corps, on se couche vers 20 h 30 pour refaire le plein d’énergie. En cette première nuit, je me demande si je serai en mesure de bien dormir. Par chance, il fait chaud pour la période de l’année : seulement -20 degrés!
Après quelques heures de sommeil, je me réveille un peu humide et je commets l’erreur de ne pas remédier immédiatement à la situation. Le reste de ma nuit a été misérable... Pour vivre dehors, et particulièrement quand on le fait pendant 120 jours, il faut être en mesure de résoudre ses problèmes sur-le-champ, souligne Marie-Andrée. « Dès que tu as un besoin, tu dois le combler, dit-elle. Manger, boire, avoir trop chaud, trop froid, être fatigué, il ne faut négliger aucun de ces aspects. Il faut chercher à améliorer son sort continuellement. » Ainsi, la zone de confort ne cesse de grandir au fil de l'aventure. « Avec le temps, le corps s’adapte, on développe des trucs, on utilise le matériel d’une meilleure façon. Au lieu de subir, on le vit. On s’approprie l’hiver », ajoute Jacob. Selon Sébastien : « Ce qui est le fun de vivre dehors, c’est qu’on revient à la base. Il faut être bien habillé, bien manger, bien dormir et de se gérer à travers tout ça. Essentiellement, c’est juste ça! », dit-il.
Pour les quatre guides diplômés du Cégep de Saint-Laurent, le camping d’hiver est un jeu d’enfant. Rien ne semble difficile et rien ne semble inquiétant. C’est lorsque l’environnement est hostile, comme en hiver, ou dans les moments critiques, lors de situation d’urgence, que l’on se rend compte à quel point l’expérience et les habiletés techniques comptent. Même si le froid en rebute plusieurs, les techniques pour profiter du camping en hiver sont à la portée de tous, estime Bruno-Pierre. « En suivant un cours de guide d’aventure, on a appris à travailler dehors. On a l’équipement, les connaissances et le rythme pour vivre ça aisément. » Pour lui, c’est plus qu’un loisir, c’est un mode de vie : « Cette aventure me permet de faire ce que j’aime, être en plein air et jouer dehors. C’est comme ça que je vois la vie! », ajoute-t-il.
Jour 2 : contre le vent
La deuxième journée commence en force avec une ascension de près de six kilomètres pour atteindre le lac Waconichi. Une fois arrivés au lac, on constate que le vent vient du nord-ouest et que l’on ne pourra pas sortir nos cerfs-volants pour se faire tracter. En plus de ce vent de 30 km/h et d'une température de -20 degrés, la neige abrasive donne l’impression de monter continuellement une côte.
Même si le travail est plus difficile, j’entre dans ma « zone » et j’avance avec acharnement contre le vent, un pas à la fois. La veille, tandis que le soleil était radieux, j’avais pourtant beaucoup plus d’appréhensions. J’avais l’impression de lutter contre les éléments, et plus particulièrement contre le froid. Étrangement, le vent nordique m’a aidé à trouver un équilibre. Au lieu de lutter contre les éléments, je commence à en faire partie. L’effort devient alors un lieu de recueillement. Je profite de chaque instant qui me permet de découvrir un nouveau territoire. Sans le savoir, je viens de franchir une barrière psychologique qui me permet de progresser avec plus de confiance et de légèreté au cours des prochains jours.
En fin de journée, j’aperçois Jacob au loin qui cale profondément dans la neige sans ses skis. En le rejoignant, il m’explique qu’il a brisé une fixation. Il sort un ski de rechange et c’est ainsi que la journée se termine. J’ai les jambes lourdes et je suis content qu’on s’arrête enfin, vers 16 h 30, pour ériger notre campement à l’abri du vent, sur le lac Waconichi. Alors que les Karibus s’en étaient jusque là tirés sans ampoules, j’ai les deux talons bien remplis après seulement deux jours!
Le lendemain, le vent a baissé et j’embarque dans la routine de la migration vers Kuujuaq. Levés à 7 h, on fait bouillir de l’eau pour nous réchauffer le corps et pour hydrater notre gruau. De son côté, Bruno-Pierre, un ogre malgré ses 120 livres, ajoute un peu de riz (son mets préféré) à son mélange. Après le déjeuner, on brosse l’humidité accumulée sur nos sacs de couchage et sur nos tentes, on réchauffe les chaussons de nos bottes de ski dans notre manteau, on met de la crème solaire et on hydrate notre visage pour contrer les engelures et on plie bagage. Vers 9 h, les peaux de phoques sont sur nos skis (qui nous servaient de piquets de tente!) et c’est parti pour une autre journée vers le nord.
En dépit de la convivialité du campement, tout le monde entre dans sa bulle quand vient le temps de skier. Déterminés à atteindre leur objectif, les Karibus prennent rarement de pauses imprévues. Je dois donc garder le rythme pour ne pas me laisser distancer. À 11 h, c’est le temps de la pause matinale d’une quinzaine de minutes, pendant laquelle les Karibus carburent au gâteau Reine Élisabeth. Puis à 13 h, on s’arrête pour diner. Des nouilles instantanées et du jambon pour eux. Du salami, des noix et du fromage pour moi. Environ 45 minutes plus tard, c’est reparti jusqu’à 16 h, où l’équipe se rejoint pour déterminer combien de temps elle veut encore skier. À 17 h, on s’arrête pour monter le campement pour la nuit. On fait fondre de l’eau, on mange et on discute. Entre 20 h et 20 h 30 tout le monde est bien au chaud dans son sac de couchage.
Chaque jour, j’apprends de nouvelles techniques des Karibus. Je prends confiance et tout semble plus facile. Chaque étape devient routinière et les nuits sont de plus en plus confortables.
Après trois jours de lacs, nous pénétrons maintenant dans un secteur forestier et le changement de paysage fait du bien. Déjà, on remarque que les arbres se font plus petits. Dans une mer de conifères, où les cours d’eau se succèdent, je ressens pleinement le territoire. J’ai pris son rythme. Je skie la forêt boréale!
Traverser en ski plus de 2000 km à travers le Québec, c’est une façon unique de vivre au rythme d’un territoire immense, mentionne Sébastien Dugas. « On traverse le Québec à travers ses plans d’eau, ses milieux forestiers, mais de le faire en ski impose un rythme lent, ce qui rend le périple encore plus intéressant, car ça nous force à vivre le territoire et ça nous permet de découvrir pleins de petits détails », dit-il.
Nous empruntons un sentier de motoneige jusqu’à la Baie-du-Poste, un embranchement du lac Mistassini, le plus grand lac naturel du Québec. Le paysage est grandiose. La température a baissé et en plein milieu de la journée, il ne fait pas plus de -25 degrés. Cette température est presque la bienvenue lorsque l’on fait un effort soutenu. Mais, le pire ennemi des Karibus – le vent – est également de la partie. En plus du risque d’engelures, il ralentit grandement la progression du groupe. Vers 15 h 30, la fatigue s’empare de moi. D’un côté, Jacob me dépasse allègrement. Puis c’est Sébastien, qui file à toute allure sur ma gauche, malgré l’énorme charge qu’il traine. Ouf! Je me demande où ils trouvent l’énergie à cette heure. « C’est toujours un bon travail physique, mais c’est moins dur qu’au début », souligne Jacob.
À 16 h 30, les gars proposent à Marie-Andrée de continuer à skier trois kilomètres ou de s’arrêter derrière l’ile à une centaine de mètres. Exténuée, tout comme moi, elle choisit le plan à proximité. Je suis bien content de son choix. Dès que la tente est montée, elle va se coucher pour refaire le plein d’énergie.
En soirée, Bruno-Pierre s’étire longuement, car des maux de dos commencent à le déranger. Alors que les gars veulent souvent pousser la machine un peu plus, « Marie-Andrée nous force à mettre la pédale douce, ce qui fait qu’on est en forme tous les jours », dit-il. Et comme il reste près de 1 000 km à parcourir à ce marathon, mieux vaut prendre soin de son corps!
Je dors comme un bébé. Je me lève rapidement pour profiter du lever de soleil avec Sébastien. La réparation d'un bruleur et une entrevue à la radio repoussent notre départ à 10 h. C’est avec le sentiment du travail accompli que je franchis les sept derniers kilomètres qui nous mènent à la communauté crie de Mistissini. Comme tout projet d’envergure, traverser le Québec en ski semble démesuré, mais le pas le plus difficile à faire, c’est le premier. En y allant un pas à la fois, un jour à la fois, tout parait plus facile et réalisable. Parcourir 80 km en ski hors-piste et coucher cinq jours en camping d’hiver semblait une bonne épreuve pour moi. Une fois ces cinq jours terminés, j’y serais bien allé pour cinq autres jours, question de faire durer l’aventure.
En quittant les Karibus, j’imagine tous les paysages grandioses qu’ils découvriront au cours des deux prochains mois. Nitchiquon, Naococane, Brisay, Caniapiscau, Kuujjuaq. Juste les noms, dont plusieurs m’étaient inconnus jusqu’à tout récemment, me font rêver. Découvrir lentement un territoire qui s’étend sur trois zones climatiques, en observant toutes les nuances dans la gradation de la nordicité de la forêt mixte à la toundra arctique, ça fait rêver.
Deux semaines après les avoir quittés, près de la rivière Témiscamie, le froid intense et la grande quantité de neige au sol ont ralenti leur avancée quotidienne à près de 11 km au lieu des 18 km prévus. Comme les défis n’arrivent jamais seuls, la quantité de nourriture avait mal été prévue lors de leur dernier ravitaillement et ils devront faire de plus grosses journées pour atteindre leur prochain ravitaillement à temps. Pour eux, c’est la vraie « expédition » qui commence, alors qu’ils sont désormais complètement isolés du reste du monde, mis à part trois ravitaillements, pour le meilleur et pour le pire. C’est dans ces moments difficiles que la dynamique de groupe prend une importance capitale.
La réussite de leur défi dépendra de leur capacité à surmonter ces épreuves. Ils devront également être en mesure de franchir les rivières aux Feuilles et Caniapiscau avant que le printemps ne transforme les glaces en torrent. Mais peu importe le résultat, l’essentiel, c’est de s’amuser. « C’est comme si l'on avait juste ouvert la porte de la maison et qu’on serait partis jouer dehors! », explique simplement Marie-Andrée.
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MERCI : L'équipement de camping d'hiver et de ski hors-piste nécessaire pour réaliser ce reportage a été gracieusement prêté par MOUNTAIN EQUIPMENT CO-OP (mec.ca).