Expédition Ikivuq : canoter dans l’inconnu du Grand Nord
En juillet dernier, six canoteurs québécois ont parcouru des rivières non cartographiées du Grand Nord. Un périple de 397 km au cœur de la toundra, avec les mouches et les caribous comme uniques spectateurs. François Léger-Savard, membre de l’expédition et photographe d’aventure, nous raconte avec ses mots et ses photos cette exploration de 25 jours.
En route vers l’inconnu
Le but de l’expédition était de descendre des rivières non cartographiées, en quête de l’inconnu, sans trop savoir ce qui nous attendait. On a beau essayer de prévoir, mais le Nord est imprévisible. Les éléments sont puissants, décuplés. Il faut avoir l’humilité de s’adapter à eux.
À l’origine, nous avions prévu descendre la rivière Lestage, mais les conditions ne nous ont pas permis de le faire. Nous avons donc choisi la rivière Arpalirtuq (une seule descente répertoriée en 1988, aucune cartographiée), puis la rivière Lepellé (aucune descente répertoriée ni cartographiée). La rivière Lestage reste un mystère!
Pas d’eau dans la rivière
Dès le départ, nous savions qu’il y avait un risque qu’il y ait peu d’eau dans les rivières : la neige qui alimente les cours d’eau est tombée en faible quantité l’hiver dernier. Les rapides se sont avérés des champs de roches, où nous devions marcher et tirer les canots. Nous étions au début de l’expédition, nos barils étaient pleins et nous avions une tonne de matériel à tracter.
À cela se sont ajoutées des conditions météorologiques très difficiles : la neige, la pluie, la grêle, le vent et le froid. Une expédition est faite de nombreux défis, mais nous ne nous attendions pas à les affronter tous en même temps!
Portage à l’aveugle
Après la rivière Vachon, nous avons eu droit à un portage de 12 km, étalé sur trois jours. Certainement le plus difficile de nos vies! Le vent soufflait à 70 km/h et il fallait porter le canot à deux, l’un sous le canot, l’autre tenant la pince à l’avant. L’une des embarcations est même partie au vent en faisant des tonneaux dans la toundra!
Celui ou celle qui portait le canot ne voyait pas à un mètre. Il fallait faire attention aux roches, le vent nous faisait dévier à chaque rafale. Le deuxième jour, nous étions incapables de soulever seuls nos barils de 150 livres (68 kg), et il fallait le faire à deux. Nous prenions une pause toutes les 15 minutes. Intense!
Des mouches par milliers
Dans ce genre de périple, on sait qu’il y aura de la mouche, mais on ne réalise pas à quel point avant de vivre l’expérience. Pas d’échappatoire, pas de porte de sortie : on doit faire avec.
Les mouches nous suivaient jusque dans les rapides. Pas question de mettre nos filets, c’était trop dangereux sur l’eau. Mais dans l’abri moustiquaire, nous les portions : il y avait moins de mouches que dehors, mais il y en avait quand même!
Quand je sortais de la tente, j’en avais des centaines sur mes mains, la seule partie de mon corps non couverte. Nous finissions même par en manger, car elles faisaient des opérations suicide dans nos assiettes. Un apport non négligeable en protéines!
La force de l’équipe
Dans les moments difficiles, tu es dans tes derniers retranchements, mais il faut aussi faire attention aux autres, car tout le monde est à bout. C’est aussi grâce aux autres que tu y arrives. Tu as besoin de la force de l’équipe. C’est ta seule ressource pour affronter les défis : tu n’as pas le choix. Vivre des choses aussi intenses, ça unit, ça soude encore plus, même si nous nous connaissions très bien avant. Nos liens, tricotés serré, sont encore plus forts aujourd’hui.
La routine, point d’ancrage dans l’immensité
Au fur et à mesure de l’expédition, une routine s’installe. Nous n’avons plus besoin de nous parler. Chacun sait ce qu’il a à faire, la répartition des tâches se fait naturellement. Mais chaque jour, nous sommes plongés dans l’inconnu. Notre seul repère, notre stabilité, c’est cette routine quotidienne d’installation du camp.
Ça ne doit pas pour autant nous empêcher d’apprécier ce qui nous entoure. Le paysage a d’ailleurs bien évolué au fur et à mesure de notre avancée : des terres arides, du lichen, de la mousse... Le plus fascinant, c’était l’immensité des lieux. Rien n’arrête ton regard. Sans arbres, tu n’as pas de point de référence; difficile, dès lors, d’évaluer les distances. Tout est… immense!
Dans l’attente de la marée descendante
Dans les 60 derniers kilomètres, un obstacle s’est ajouté : la marée de la baie d’Ungava, qui remonte jusque dans la rivière Payne (aussi appelée Arnaud). L’eau devient salée, tu ne peux donc pas la consommer. Il fallait faire des réserves d’eau douce prélevée dans les ruisseaux.
Puisque nous ne pouvions pas pagayer contre la marée, il nous fallait régler nos déplacements en fonction d’elle. Quand elle était montante, nous devions nous arrêter et attendre quelques heures, le temps qu’elle redescende. Nous en profitions alors pour nous reposer ou manger dans l’abri moustiquaire, refaire le plein d’énergie, contempler le paysage, observer les phoques. Mais qui dit phoques dit possiblement ours polaires, et nous demeurions aux aguets.
Sur les traces des anciens
Notre expédition comptait aussi un volet archéologique. Nous nous sommes associés à l’Institut Avataq, organisme culturel des Inuits du Nunavik, pour repérer d’anciens sites répertoriés dans les années 1950.
L’un des plus célèbres est le marteau de Thor, dont l’origine est contestée : on ne sait pas vraiment qui a érigé ce monument. Certains disent que ce sont les Vikings, d’autres les Inuits, ou même des archéologues qui voulaient prouver leurs théories.
Quoi qu’il en soit, ça demeure impressionnant d’imaginer les conditions difficiles des hommes et des femmes qui vivaient à l’époque. Même avec notre équipement moderne, nous avons eu de la misère. C’est dire la force et la résilience de ces gens-là!
Le caribou, maître des lieux
Chaque jour, des milliers de caribous ont jalonné notre parcours. C’était devenu normal, mais jamais banal. Nous les regardions; ils faisaient de même. À se demander qui observait qui… Dans cet environnement, ce sont eux les maîtres, on sent qu’ils sont parfaitement adaptés à cet univers, pas nous.
Un matin, une horde de plusieurs centaines de bêtes est passée près du campement. Les montagnes tremblaient littéralement! Par moments, les caribous nous obligeaient même à arrêter de pagayer quand ils traversaient la rivière. Ils avaient la priorité!
L'arrivée à Kangirsuk
À la fin de notre périple, nous avons éprouvé un mélange ambivalent de joie, celle d’atteindre un objectif et d’accomplir un défi, mais aussi de nostalgie, celle de quitter une équipe, un environnement unique, un sentiment de liberté qui allait de pair avec l’inconnu. Ce fut dur, mais nous nous étions adaptés aux conditions difficiles, au climat…
En arrivant au village, nous avons d’abord… éventré un sac de chips! Puis, l’accueil a été incroyable. Les gens nous arrêtaient dans la rue pour nous féliciter. Certains nous ont confié que ça leur rappelait leur enfance passée à parcourir le territoire en kayak.
Une fois à Montréal, nous étions contents d’arriver, mais pas sûrs d’être satisfaits d’y être. C’était la fin de l’expédition, mais pas de l’aventure : à nous, maintenant, de redonner ce que ce voyage nous a apporté.
Pour aller plus loin
expeditionikivuq.com, facebook.com/expeditionikivuq et instagram.com/expedition_ikivuq