Les effets pervers du plein air
Nous sommes de plus en plus nombreux à fréquenter les espaces naturels, et ce phénomène apporte son lot de défis pour l’intégrité des écosystèmes. D’où l’importance de multiplier les territoires protégés à proximité des bassins de population.
« Si ça défonce, renonce » : la recommandation émise l’hiver dernier par les Amis des sentiers, au Parc des Sommets de Bromont, invitait les randonneurs à faire preuve de jugement pour limiter les dommages créés sur le milieu à cause de leur affluence. Par endroits, certains sentiers étaient piétinés jusqu’à 10 cm en profondeur.
Aussi accrocheur soit-il, le slogan n’a guère changé les choses. Le Parc des Sommets est comme tous les autres territoires proches des centres urbanisés; durant les deux années de pandémie surtout, il a été victime de son succès à cause de l’afflux massif de nouveaux adeptes, pas toujours sensibilisés à l’écoétiquette.
« Certaines personnes sortaient des sentiers désignés; d’autres arrivaient en ski hors-piste après une bordée, ce qui n’est pas autorisé, car cela empêche le rajeunissement de la forêt », se souvient Alain Planchamp, directeur général du Parc des Sommets. Même constat dans la Réserve naturelle Gault, à Mont-Saint-Hilaire, où les adeptes de raquette s’aventuraient en hors-piste, causant une compaction du sol et, à long terme, son érosion précipitée.
Sentiers en danger
Bien que la fréquentation des sites soit en baisse depuis cette année, elle reste conséquente. Même lorsque les randonneurs demeurent sur les sentiers, leur passage répété crée de sérieux dommages sous l’effet du nombre : piétinement de la végétation et déchaussement de roches, entre autres. Mais il faut aussi compter avec certains comportements qui relèvent au mieux d’une méconnaissance, au pire d’un je-m’en-foutisme total à l’égard de l’environnement et de l’expérience des autres visiteurs.
Parc de la Gatineau © Commission de la capitale nationale
Même avant la pandémie, certains terrains de jeu, comme le parc de la Gatineau, étaient déjà quadrillés par de très nombreux sentiers non officiels, créés par des randonneurs sans foi ni loi en quête d’« exploration ». Au point que ces pistes « sauvages » ont fini, après quelques années, par doubler quasiment le kilométrage des circuits balisés.
L’arrivée fracassante du vélo électrique dans les centres de vélo de montagne occasionne aussi une plus grande érosion des sols, surtout sur les sentiers d’enduro. La raison : avec l’assistance électrique, les cyclistes empruntent bien plus de pistes que les autres en une seule journée et maintiennent une vitesse constante qui s’avère nuisible sur certaines zones. Si des centres en viennent à exiger un droit d’accès supérieur aux adeptes du vélo électrique, d’autres, comme Vallée Bras-du-Nord, interdisent ce dernier dans certains secteurs, pour un partage du territoire plus harmonieux.
Du côté de la Sépaq
Tous les cinq ans, la société d’État publie un bilan de santé des parcs nationaux où sont scrutés tous les effets liés à leur fréquentation, notamment. « Nous utilisons des drones pour mesurer le pourcentage de végétation dans certains secteurs afin de les fermer si nous observons les effets de la surfréquentation, explique René Charest, spécialiste de la conservation à la direction des parcs nationaux. Ces indicateurs nous ont permis de découvrir de nouveaux sentiers, créés par les randonneurs, que nous ne voyions pas sur place. »
Mont Albert, parc national de la Gaspésie © Sépaq, Mikaël Rondeau
Lorsqu’un parcours supporte mal l’afflux de visiteurs, la Sépaq mène des travaux de restauration, comme sur le sentier du mont Albert, dans le parc national de la Gaspésie, et va jusqu’à le dévier si besoin il y a. « D’anciens sentiers, réalisés dans les années 1980, n’ont pas été aménagés dans un secteur idéal ni pensés pour résister au nombre d’utilisateurs que nous observons aujourd’hui, dit René Charest. Maintenant, lorsque nous créons de nouveaux sentiers, nous réfléchissons à ça en amont pour anticiper les problèmes. »
Qui dit plus de gens en nature dit aussi perturbation des grands mammifères, comme le cerf de Virginie, l’orignal ou le loup. Dans le parc national du Mont-Saint-Bruno, certains randonneurs vont jusqu’à nourrir les cerfs pour le plaisir de publier une photo sur Instagram… « Nous sensibilisons les randonneurs aux dangers d’attirer les animaux sauvages parce que ça les rend moins peureux face aux humains et que ça les fragilise », insiste René Charest.
Parc National des Grands-Jardins © Sépaq, Christian Ouellette
À cet égard, la Sépaq participe à un groupe de travail avec l’Université du Québec à Rimouski pour moduler et atténuer l’incidence des randonneurs sur le comportement de la faune. Cet automne, les premières données ont été recueillies, notamment dans les parcs nationaux des Grands-Jardins et du Mont-Orford. Dans ce dernier, où le nombre de visites est passé de 731 000 en 2019 à 1,3 million en 2022, cette étude scientifique a permis d’identifier les zones d’habitat des grands mammifères et d’observer le changement de comportement de certains d’entre eux à cause de la présence humaine. Le coyote, par exemple, est passé d’animal diurne à nocturne en raison de la cohabitation avec les randonneurs. Quant au cerf de Virginie, il se tient à proximité des randonneurs, car ceux-ci éloignent ses prédateurs que sont les loups, les coyotes et les lynx.
Le cas des motoneiges
Le cas extrême de la dégradation d’un milieu naturel par une activité humaine est à relier à la présence de motoneigistes, parce que les dommages concernent autant l’environnement que le confort des pleinairistes non motorisés qui viennent y chercher la quiétude. C’est le cas dans la réserve de biodiversité Uapishka (aux monts Groulx, un territoire protégé), où le ministère de l’Environnement, de la Lutte contre les changements climatiques, de la Faune et des Parcs a octroyé un droit de passage aux motoneigistes, droit qui vient d’être prolongé pour les trois années à venir. Plutôt que d’interdire la pratique de la motoneige, le Ministère a préféré imposer un protocole pour l’encadrer.
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Pourtant, des études démontrent que le conflit d’usage concerne autant les pleinairistes que l’écosystème arctique alpin et les caribous forestiers qui y trouvent leur habitat. « Ça fait sept ans que le protocole d’encadrement des motoneiges existe, souligne Martine Cotte, membre du conseil d’administration des Amis des monts Groulx. Nous ne sommes pas opposés à sa pratique dans le massif, mais hors du périmètre de la réserve de biodiversité. Le plan directeur produit par la Réserve mondiale de la biosphère Manicouagan-Uapishka est très bon d’un point de vue environnemental, mais il prévoit concentrer les usages dans un même secteur, soit les randonneurs hivernaux et les motoneigistes. »
Il reste que, jusqu’à présent, aucune étude d’impact n’a encore été réalisée sur la présence des motoneiges, même si cela était prévu au protocole d’encadrement. « Depuis cinq ans, le territoire ouvert aux motoneiges ne cesse de grandir; nous n’allons pas dans la bonne direction », déplore Guy Boudreau, un guide d’aventure qui vit à temps plein aux monts Groulx.
Des pistes de solution
« Parfois, les urbains en quête de nature sauvage en connaissent les bienfaits mais ne sont pas assez attentifs aux écosystèmes, explique Danielle Landry, fondatrice de l’organisme De ville en forêt, qui fait la promotion de la fréquentation durable et responsable des espaces naturels. Parfois aussi, nous pouvons être dans l’incapacité de faire le lien entre une action individuelle que nous posons et ses conséquences sur l’environnement. » Marcher, courir ou rouler sur une faible couche de neige risque de dégrader l’écosystème de manière durable, par exemple.
L’an dernier, le ministère de l’Environnement, de la Lutte contre les changements climatiques, de la Faune et des Parcs a chargé l’organisme Sans trace Canada de réaliser un Guide des pratiques responsables à l’attention des gestionnaires de sites de plein air. « Ce document comprendra toutes les activités de plein air, y compris motorisées, et toutes les sortes d’aires protégées, précise Danielle Landry. Il servira de cadre de référence relatif aux sept principes du sans trace. » Le guide sera constitué de 22 fiches équivalant aux 22 activités recensées, dont l’escalade, le hors-piste, le traîneau à chiens ou encore les sports nautiques. « Nous espérons que ce document permettra de conscientiser les visiteurs par la responsabilisation plutôt que par le contrôle », conclut Mme Landry.
- Pour aller plus loin : devilleenforet.com, sanstrace.ca
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